La cérémonie du Sigui chez les Dogon au Mali

  1. Comprendre le Sigui : histoire, cosmologie et place dans la société dogon

Plus qu’une simple festivité, le Sigui est la clé de voûte de l’architecture sociale et spirituelle dogon. Pour saisir les enjeux de sa patrimonialisation actuelle, il convient d’abord d’en comprendre les fondements cosmogoniques et la fonction régulatrice au sein de la falaise de Bandiagara.

1.1. Le Pays Dogon : une géographie sacrée 

Nichés dans les parois de la falaise de Bandiagara ou dispersés sur le plateau, les villages dogons ne sont pas de simples habitats, mais des projections spatiales de leur cosmologie. Cette « forteresse » naturelle a permis la conservation d’une organisation sociale complexe, structurée par la lignée et les sociétés d’initiation (Awa). Dans ce système où le monde des vivants et celui des ancêtres sont en interaction constante, le Sigui n’est pas un événement isolé : il est le rite qui vient, périodiquement, réactualiser l’ordre du monde et réaffirmer la hiérarchie entre aînés et cadets, fondamentale dans la structuration sociale.

1.2. Origines et signification : la régénération d’un monde 

Célébré tous les soixante ans, le Sigui commémore la révélation de la parole aux hommes et la mort du premier ancêtre. Ce cycle de soixante ans est doublement symbolique. Comme le rappellent Suire et al., il correspond mythiquement au délai entre la mort du premier et du second humain, mais aussi, dans la croyance populaire, au temps nécessaire à l’âme d’un défunt pour rejoindre pleinement l’au-delà. Le rituel, qui s’étire sur sept ans, rejoue le mythe créateur à travers sept étapes clés; de la mort de l’ancêtre à la renaissance. Il s’agit d’une œuvre de régénération : en sculptant de nouveaux masques et en buvant la bière de mil fermentée, la société dogon ne se contente pas de se souvenir ; elle se refonde, purgeant les désordres accumulés au cours du cycle précédent pour permettre l’avènement d’une nouvelle génération d’initiés.

1.3. Une cosmologie vivante plutôt qu’un héritage figé 

Toutefois, une lecture critique s’impose. Si les travaux de Marcel Griaule et Germaine Dieterlen ont popularisé une vision très complexe et astronomique du Sigui (liée au cycle de Sirius), l’anthropologie contemporaine, portée notamment par Walter Van Beek, invite à la nuance. La cosmologie dogon n’est pas un dogme rigide et immuable, mais un « savoir vivant » qui s’adapte aux réalités locales. Loin de la vision mystifiée d’une tradition figée dans la pierre, le Sigui doit être compris comme une pratique dynamique. Il évolue avec la société qui le porte, intégrant les transformations sociales sans perdre sa fonction première : celle d’assurer la continuité d’un groupe face à l’érosion du temps.

  1. Le déroulement du Sigui : itinérance, transmission et objets rituels

Si la périodicité de soixante ans marque les esprits, c’est bien la durée de la célébration qui en fait une épreuve d’endurance sociale. Loin d’être un événement ponctuel, le Sigui est une cérémonie itinérante qui s’étire sur sept années consécutives, tissant un lien physique et symbolique entre les communautés de la falaise.

2.1. Une cérémonie en mouvement : 7 ans, 7 villages 

Le rituel suit une topographie précise, débutant traditionnellement dans les villages de Youga pour se propager le long de la falaise, d’est en ouest. Cette itinérance n’est pas anodine : elle matérialise l’unité du pays dogon. Durant sept ans, les communautés se relaient pour accueillir les célébrations, scandées par des processions où les performances collectives (chants, danses de la chenille, libations) réaffirment l’appartenance au groupe. Comme le soulignent les chercheurs, ces sept étapes ne sont pas seulement géographiques ; elles sont temporelles, ouvrant une « porte vers le temps de la création » et permettant de revivre les étapes mythiques de la genèse de l’humanité (Suire et al. ; 2023).

2.2. Initiation et langue secrète : l’école du Sigui 

Au-delà de la festivité, le Sigui est une formidable instance éducative. La période de séclusion des initiés constitue un moment clé de transmission intergénérationnelle. C’est là, à l’écart du monde profane, que s’apprend le Sigi So, la langue secrète rituelle transmise uniquement à cette occasion. Les anciens enseignent aux cadets les mythes fondateurs, les gestes codifiés et les positions de danse. Cette transmission verticale assure la pérennité du savoir dogon. En ce sens, le Sigui fonctionne comme un outil de cohésion sociale, resserrant les liens communautaires et renouvelant l’ordre moral face aux incertitudes du quotidien.

2.3. Le Grand Masque : quand l’objet est un ancêtre 

Au cœur de ce dispositif rituel trône une entité matérielle fondamentale : le Grand Masque, ou Imina Na. Souvent décrit comme un « masque-serpent » pouvant atteindre plusieurs mètres de long, il symbolise l’ancêtre primordial dont la mort accidentelle introduisit la mortalité chez les hommes (De Heusch ; 1971). Toutefois, il est crucial de comprendre le statut de cet objet pour saisir les débats actuels. Pour les Dogon, l’Imina Na n’est pas une « œuvre d’art » destinée à être admirée, mais un être rituel, un réceptacle de forces vitales (nyama). Sa place est dans la caverne sacrée, où il doit se dégrader naturellement pour transmettre sa force au masque suivant. C’est précisément cette ontologie de l’objet vivant qui se heurte aujourd’hui à la logique de conservation muséale, transformant la question de la restitution en un véritable enjeu spirituel.

  1. Défis contemporains : patrimonialisation, insécurité et restitution

Alors que l’horizon 2027 approche, la société dogon se trouve à la croisée des chemins. Le Sigui, autrefois rythmé par le seul temps cosmique, se heurte désormais à la temporalité brutale des crises géopolitiques et des débats post-coloniaux.

3.1. De la tradition vivante au patrimoine mondial 

Depuis l’inscription des Falaises de Bandiagara au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1989, une tension subtile s’est installée entre la préservation muséale et la pratique vivante. Si cette patrimonialisation a permis une reconnaissance internationale, elle a parfois figé la perception des rites, transformant des pratiques dynamiques en spectacles pour un tourisme aujourd’hui disparu. Le défi actuel est de maintenir le Sigui comme une « architecture de la mémoire » active, et non comme une reconstitution folklorique dévitalisée par les regards extérieurs.

3.2. Une transmission à l’épreuve du feu 

La transmission des savoirs est fragilisée par des mutations internes, telles que l’exode rural des jeunes vers Bamako ou l’islamisation croissante qui modifie le rapport aux objets du culte. Mais la menace la plus immédiate est sécuritaire.

Carte de l’exposition aux conflits au Sahel (2020-2023). La concentration des points violets au centre du Mali illustre la menace pesant sur le Pays Dogon.

Depuis plusieurs années, la crise multidimensionnelle qui frappe le centre du Mali a des répercussions directes sur le tissu culturel. Comme le souligne le rapport de conservation 2024, des villages situés à l’intérieur même du site classé, tels que Djombolo ou Tégourou, ont subi des attaques destructrices. Le patrimoine bâti a été incendié ou endommagé, et des populations ont été contraintes de fuir. Or, le Sigui est par essence une cérémonie de l’itinérance et du rassemblement de foule. Comment organiser une procession de sept ans à travers la falaise quand la circulation est périlleuse et que certains villages-étapes sont vidés de leurs habitants ou menacés par des groupes armés ? L’État malien, conscient de l’enjeu, a réaffirmé sa volonté d’accompagner la sécurisation du rituel, mais l’incertitude demeure pesante.

3.3. Restitution et souveraineté culturelle : le retour des ancêtres ? 

Si la sécurité des corps est menacée sur le terrain, l’intégrité spirituelle du rite se joue, elle, à des milliers de kilomètres, dans les réserves des musées occidentaux. Le rapport Sarr-Savoy (Sarr, Savoy ; 2018) a ouvert une brèche en appelant à la restitution des objets du patrimoine africain, posant la question cruciale de la « sortie du sacré ». Le cas des masques dogons conservés au musée du Quai Branly est emblématique. 

Grand Masque (Imina Na) conservé au Musée du Quai Branly – Jacques Chirac. Collecté lors de la mission Dakar-Djibouti (1931)

Pour l’institution muséale, conserver le Grand Masque, c’est le soustraire au temps pour l’offrir à l’Histoire. Pour le Dogon, cet objet est un être rituel dont la fonction est de mourir : il doit se dégrader dans l’abri sacré pour libérer son nyama (force vitale) au profit de son successeur. En « sauvant » matériellement l’objet, le musée interrompt ce cycle de régénération (Deliss ; 2020). Dès lors, la restitution ne relève pas seulement du droit de propriété, mais de la nécessité ontologique. Pour que le Sigui de 2027 soit complet, il ne suffit pas que les hommes puissent danser ; il faut peut-être aussi que les ancêtres exilés puissent enfin rentrer pour mourir dignement sur leur terre, et ainsi, faire revivre le monde.

CONCLUSION

Au seuil de 2027, le Sigui dépasse largement le cadre de la simple commémoration ethnographique. Dans un contexte marqué par l’insécurité et la fragmentation territoriale, la tenue de ce cycle rituel constitue en soi un acte politique de résistance et de résilience. Il rappellera que la culture dogon ne réside pas uniquement dans les objets figés derrière les vitrines occidentales, mais dans la capacité d’une société à se rassembler pour « recréer le monde » malgré le chaos.

Le débat sur la restitution des Grands Masques pose finalement une question universelle : qu’est-ce que le patrimoine ? Est-ce la conservation matérielle d’un objet « sauvé » de la mort, ou la préservation de sa fonction sociale et spirituelle, quitte à accepter sa disparition physique ? À l’heure de la décolonisation des musées, le Sigui nous enseigne peut-être que le véritable patrimoine n’est pas ce que l’on garde, mais ce que l’on transmet.

Sources

  • De Heusch, Luc. (1971). Pourquoi l’épouser ? et autres essais. Paris : Gallimard. (Chapitre : « Le renard et le philosophe », pp. 157-169).
  • Dieterlen, Germaine. (1971). « Les Cérémonies Soixantenaires du Sigui Chez les Dogon ». Africa, 41(1), 1-11. (Onzième Lugard Memorial Lecture).
  • Sarr, Felwine & Savoy, Bénédicte. (2018). Restituer le patrimoine africain : vers une nouvelle éthique relationnelle. Paris : Seuil / Philippe Rey.
  • Suire, Éric, et al. (2023). Dictionnaire des temps sacrés. Paris : CNRS Éditions. (pp. 325-359).
  • Ministère de la Culture de la République du Mali. (Novembre 2024). Rapport actualisé sur l’état de conservation du site « Falaises de Bandiagara (Pays Dogon) ».
  • Délégation permanente du Mali auprès de l’UNESCO. (Juillet 2025). Prise de parole de l’ambassadeur lors de la 47ème session du Comité du patrimoine mondial.
  • Rouch, Jean & Dieterlen, Germaine. (1969). Sigui 1969 : La caverne de Bongo. Production CNRS Images / Comité du film ethnographique.
  • Dogon, voyage en terres inconnues. (Documentaire).

Kanouté Fatoumata- Étudiante en master Risques et Développement aux Suds

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