Depuis que le premier ministre éthiopien,Abiy Ahmed est arrivé au pouvoir en 2018, la situation politique du pays a énormément évolué. Juste après quelques mois (en juillet 2018) il s’est rendu à la capitale d’Erythrée, Asmara, pour mettre fin au conflit frontalier qui a duré plus de 20 ans. Cette coopération a été appréciée par le Comité norvégien qui lui a attribué le prix Nobel de la paix l’année suivante.
Il n’a pas fallu longtemps pour voir que ces accords de “paix et d’amitié”, entre les 2 pays voisins, ne serviraient qu’à un prétexte pour une alliance militaire dans le conflit qui s’approchait. En effet, la guerre du Tigré (2020-2022), entre les Forces de Défense du Tigré et les forces gouvernementales alliées d’Ethiopie et d’Erythrée; est devenu le second conflit le plus meurtrier du XXIe siècle après la Deuxième guerre du Congo. L’ancien président nigérian et médiateur en chef de l’UA, Olusegun Obasanjo, a déclaré que le nombre de morts était d’environ de 600.000 personnes. Il est aussi estimé qu’au moins, 300.000 personnes ont été tuées par la famine provoquée par le blocus humanitaire imposé par le gouvernement éthiopien (Nyssen, 2023). L’accord de Pretoria (Novembre 2022), déclaré par le gouvernement fédéral et le Front de Libération du Peuple du Tigré (TPLF), a mis fin à la guerre et commencé la période de cessation des hostilités. Il ne s’est même pas écoulé un an, et un autre conflit a éclaté en Éthiopie, qui dure encore aujourd’hui, qui est la rébellion de la milice Amhara ; Fano.
Comment expliquer un tel changement dans la situation sécuritaire d’un pays qui, au cours des 20 dernières années, avait pourtant connu une paix relative ?
Derrière toutes les horreurs de la guerre, se cache un réarrangement politique dans la corne de l’Afrique. Le gouvernement éthiopien précédent (1991-2018) a été dominé par le Front de Libération du Peuple du Tigré (TPLF), une organisation qui auparavant, combattait contre la junte communiste Derg (1974-1991) jusqu’à sa chute.

Après la mort du dirigeant du TPLF et premier ministre Meles Zenawi en 2012, cette hégémonie politique des élites tigréennes a été fortement contestée. Dans les années 2014-2016, la jeunesse Oromo (l’ethnie la plus nombreuse d’Ethiopie) a organisé des manifestations qui ont été violemment réprimées par les forces de l’ordre. La raison initiale derrière ce mouvement a été de s’opposer au plan gouvernemental pour étendre les frontières de la capitale, Addis-Abeba, au détriment des terres appartenant à la région la plus peuplée, l’Oromia. Les Amharas (la deuxième ethnie la plus nombreuse) ont rejoint ce mouvement antigouvernemental, en réclamant l’appartenance de la région occidentale du Tigré, Wolqayt, et en justifiant cela par les persécutions ethniques dans cette partie du pays. Il est important de savoir que Wolqayt est une région connue pour son agriculture fortement industrialisée, qui rapportait des bénéfices importants aux élites politiques.
Ces mouvements populaires ont amplifié la crise au sein du gouvernement, qui a démissionné en 2018, cédant le pouvoir au nouveau premier ministre, Abiy Ahmed. À l’époque, un homme politique de 41 ans, membre du gouvernement, qui occupait notamment le poste de vice-président de la région Oromo et qui avait gagné un large soutien de la population locale. Son ascension au pouvoir a également été rendue possible grâce à l’alliance stratégique avec les mouvements politiques amhara, exprimée par la coopération avec le Mouvement national démocratique amhara, qui a rejoint en 2019 le nouveau gouvernement d’Abiy Ahmed du Parti de la Prospérité (PP). Il est cependant important de souligner que ce nouveau leader, qui a suscité autant d’émotions positives après avoir pris le pouvoir, a été façonné non pas par les mouvements sociaux civils, mais par les structures militaires du pays. Commençant en tant qu’opérateur radio simple pendant la guerre éthiopienne-érythréenne (1998-2000), il a grimpé les échelons jusqu’à atteindre des postes élevés dans les structures de renseignement du pays et obtenir le grade de lieutenant-colonel.
La fracture politique entre les anciennes élites politiques tigréennes du TPLF et le nouveau gouvernement du Parti de la Prospérité a été bien visible depuis le changement de pouvoir. D’un point de vue politique, la guerre du Tigré peut donc être perçue comme l’affrontement ultime entre l’ancien et le nouveau régime politique du pays, alors qu’Abiy a décidé de s’allier avec l’ennemi de longue date, l’Érythrée, et de dominer le puissant acteur régional en menant une offensive depuis le Sud et le Nord. Un deuxième allié clé du gouvernement éthiopien dans cette guerre ont été les milices amhara Fano, qui, recevant un soutien militaire, ont pris le contrôle de tout l’ouest du Tigré (Wolqayt), et jusqu’à ce jour, ces terres n’ont pas été restituées à l’administration régionale du Tigré.
Le déroulement de la guerre a été fortement influencé par l’utilisation par les forces gouvernementales de drones émiratis, turcs, chinois et iraniens, ce qui en fait probablement la première guerre en Afrique à impliquer des drones à une telle échelle contre une petite région d’Éthiopie. Néanmoins, la résistance des troupes tigréennes était si forte qu’après avoir établi une alliance temporaire avec l’Armée de Libération Oromo (OLA), elles ont lancé, à la fin de 2021, une offensive significative mais infructueuse en direction d’Addis-Abeba. L’incapacité du gouvernement éthiopien à prendre un contrôle militaire total sur le Tigré et la pression internationale ont finalement conduit à la signature d’un accord de paix entre le TPLF et le gouvernement fédéral en 2022.
Ces circonstances ont redéfini les relations politiques dans la région. L’Érythrée, exclue du processus de paix entre le gouvernement fédéral et le TPLF, est devenue elle-même une cible potentielle d’un nouveau conflit. Cela a conduit à une nouvelle escalade sur le territoire éthiopien (région Amhara) lorsque les alliés risqués du gouvernement se sont retournés contre lui en 2023. Les milices amhara Fano, soutenues par l’Érythrée, luttent contre les forces gouvernementales en prenant le contrôle d’une partie importante des territoires ruraux de la région. Le Fano est divisé en quatre fronts régionaux: Gondar, Gojjam, Shewa et Wollo. Même si leurs objectifs semblent similaires, ils n’ont pas réussi à établir un commandement central, ce qui aurait offert de meilleures chances d’engager des négociations politiques en tant qu’entité amhara unifiée.

La situation au Tigré a également subi des changements importants. L’Administration Régionale Intérimaire favorable au gouvernement éthiopien a été renversée au printemps 2025 par les militaires tigréens appartenant à une autre faction du TPLF, profondément divisé en son sein. La nouvelle administration se présente comme nettement plus favorable du côté érythréen, qui y voit une garantie stratégique en cas d’attaque de l’Éthiopie. En même temps, le Premier ministre Abiy Ahmed, accompagné des principaux généraux, a commencé à remettre en question l’indépendance de l’Érythrée (ancien territoire de l’Éthiopie), en mettant particulièrement l’accent sur les ports stratégiques pour le pays, en tant que Nation sans accès à la mer. Ainsi, les autorités éthiopiennes affirment qu’au moins le port érythréen d’Assab appartient à l’Éthiopie, ce qui est désormais devenu le récit médiatique dominant dans les médias nationaux.
Récemment, le ministre éthiopien des affaires étrangères, Gedion Timotheos, a exposé assez ouvertement la vision du gouvernement sur la situation actuelle :
La doctrine Isayas (président de l’Érythrée) n’est pas rédigée ni explicitement formulée, mais elle est désormais devenue assez évidente en raison de son application constante au fil des années. Cette doctrine suppose que la souveraineté continue de l’Érythrée en tant qu’État dépend de l’insécurité, de la fragmentation et de l’instabilité de l’Éthiopie. Ainsi, la doctrine fonde la sécurité de l’Érythrée sur l’insécurité de l’Éthiopie.
Si l’Éthiopie avait des intentions hostiles et agressives envers l’Érythrée, elle n’aurait pas manqué de casus belli. Mais le choix conscient de l’Éthiopie, comme cela a été démontré sur le terrain jusqu’à présent, a été la retenue. (…) Mais c’est une politique que nous poursuivrons tant que nous le pourrons. L’agression et la provocation continues de l’Érythrée rendent cette retenue de plus en plus difficile. Néanmoins, l’Éthiopie ferait tout ce qui est en son pouvoir pour éviter un conflit avec un État voisin. (14.11.2025, discours au Forum de la politique étrangère sur les développements dans la Corne de l’Afrique)
Dans la stratégie du gouvernement, on observe donc une attitude critique et hostile envers les représentants de l’Érythrée ; toutefois, on ne voit pas (du moins pour l’instant) de signaux annonçant un affrontement militaire direct entre les deux pays voisins. Alors, ce dictateur de 79 ans à la tête de l’Érythrée et ses 3 millions d’habitants a-t-il réussi à déjouer le Premier ministre de l’Éthiopie et ses plus de 100 millions d’habitants ? Il semble que pour l’instant, oui. Il ne peut néanmoins être nié qu’une grande partie de cette situation est due au gouvernement éthiopien qui, durant la guerre, a renforcé et utilisé les milices amhara (ainsi que coopéré avec l’armée érythréenne) afin d’atteindre ses propres objectifs. Le narratif du gouvernement affirmant que les conflits internes du pays dépendent uniquement des acteurs extérieurs ne présente pas objectivement la réalité des faits.
Entre-temps, la région du Tigré, dévastée par la guerre, n’a pas reçu un soutien adéquat de la part du gouvernement fédéral, trois ans après la fin du conflit. L’un des principaux points de l’Accord de Pretoria (2022) était le retour des personnes déplacées à l’intérieur de la région, originaires principalement du Tigré occidental (Wolqayt). Le non-respect de cette promesse fait que plus de 700 000 personnes restent encore déplacées. Le gouvernement fédéral limite également fortement l’accès aux matériaux essentiels (comme le carburant) entrant dans le territoire concerné.
Les structures dirigeantes de la région ont décidé de conclure une alliance risquée avec l’Érythrée, dont les soldats sont largement responsables des massacres de masse et des pillages dans la région. Dans l’article d’Ethiopia Insight sur ce sujet, nous pouvons lire que:
Cette alliance fragile reflète une profonde reconfiguration dictée par une détresse mutuelle : le Tigré, marginalisé par l’effondrement de l’Accord de Pretoria, lutte pour sa survie ; l’Érythrée, hantée par la crainte d’un expansionnisme éthiopien, cherche à se doter d’un tampon stratégique. (Y. Nigussie, 20.08.2025)
Toutefois, l’Éthiopie s’affirme de plus en plus comme un leader régional, poursuivant les plans d’industrialisation et de renforcement de l’agriculture intensifiés depuis les années 2000. Rien que cette année, le premier ministre a inauguré le projet du Grand Barrage de la Renaissance (la centrale hydroélectrique la plus puissante d’Afrique). Peu de temps après, il s’est rendu à l’ouverture du projet de gaz naturel liquéfié (LNG) de l’Ogaden; à proximité duquel doit être construite une usine d’engrais de 2,5 milliards de dollars, réalisée en coopération avec le géant nigérian Dangote Group.
La situation politique actuelle de l’Éthiopie devient donc incertaine. D’un côté, des conflits internes qui se prolongent, et de l’autre, de grands projets de développement. La détérioration des conditions de vie et la violence dans les régions touchées par le conflit peuvent cependant être l’une des principales causes de l’instabilité dans le pays. Les élections générales, prévues pour la mi-2026, pourraient soit apaiser, soit exacerber la situation, en fonction des actions du gouvernement et des groupes d’opposition (politique et militaire).
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Sources
- Membership FANO — Country report Ethiopia. Schweizerische Flüchtlingshilfe (SFH), 2025.
- Ethiopia: The Challenges Ahead. Financial Times, 2025.
- Document de données UNHCR — Ethiopia situation. UNHCR , 2025.
- Yonas Nigussie. Strategic Reversals: Abiy’s Miscalculation and the Tigray–Eritrea Realignment. Ethiopia Insight, 2025.
- Speech by Foreign Minister Gedion Timothewos at the Foreign Policy Forum on Developments in the Horn of Africa. mfaethiopia.blog, 2025.
- Ethiopie : tensions et perspectives régionales. RFI, 2025.
- Dangote Group Ethiopia sign agreement to build 2.5 bn fertiliser plant. Dangote Group, 2025.
Aleksander Duda- Étudiant en Licence 3 d’Études africaines
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