Une collaboration de l’Association pour les Mondes Asiatiques (A.M.A) et de Etudiants de Panthéon Sorbonne pour les Mondes Africains (E.S.M.A.)
Vers 1330, Ibn-Battûta, le grand explorateur marocain, arrive à Mombasa, ville de l’actuel Kenya. Un peu moins d’un siècle plus tard, Zheng He, le responsable de la Grande Flotte chinoise, débarque vers 1418 dans cette même ville de la côte est africaine. De son côté, Vasco de Gama n’atteint la ville qu’en 1498. Si le parcours de Vasco de Gama et les dynamiques qui sous-tendent son expédition sont bien connus, les voyages de Zheng He et Ibn Battûta le sont moins. Tous deux ont pourtant vécu des expériences similaires à celle de l’explorateur portugais: confrontation relative à l’altérité, révision ou confirmation des systèmes de pensée permettant d’envisager le monde, ambitions idéologiques et missions prestigieuses.
Ibn-Battûta est une figure incontournable de l’histoire africaine comptant parmi les plus grands explorateurs du Moyen Age : de 1325 à 1354 il quitte sa Tanger natale et entame quatre voyages qui l’emmènent sur les routes de la Mecque, du Mali, de Sumatra, de la Chine et sur la corne l’Afrique dans un objectif de connaissance et de description exhaustive de la terre habitée. Ses voyages sont regroupés dans les livres de la Rihla. En face, provenant de la minorité musulmane des huis, Zheng He est né en 1371 dans la province du Yunnan. En 1381-82, quand les Ming récupèrent cette région, jusque-là sous domination mongole, il fut émasculé et envoyé à l’armée. Il devint rapidement l’un des favoris de la cour impériale après s’être distingué au cours de batailles militaires. De 1405 jusqu’à sa mort, Zheng He est responsable de sept expéditions à destination de l’Asie du Sud-Est et de l’Afrique orientale.
C’est donc en prenant appui sur ces deux figures singulières, Ibn-Battûta le Marocain et Zheng He le Chinois que s’amorce la collaboration entre l’Association des Mondes Asiatiques (AMA) et les Etudiants de Panthéon-Sorbonne pour les mondes africains (Esma). À quelques décennies d’intervalle, chacun de nos deux protagonistes a foulé les terres du continent de l’autre, un premier contact à mettre en parallèle avec les relations tissées aujourd’hui entre les deux continents. Comment s’est passée cette prise de contact précoce ? Cet article propose de penser la rencontre à l’aune des représentations de ses acteurs, en tâchant de comprendre les mots et les actes qui naissent de la confrontation à l’altérité au XIVe – XVe siècle. Notre propos s’attachera à deux échelles, d’une part les interactions des hommes, d’autre part, le développement de nouvelles conceptions du monde qui en découlent.
La confrontation avec l’autre se pense dans un premier temps à l’échelle la plus élémentaire : l’expérience des hommes eux-mêmes. Cette expérience du face à face entre les cultures se traduit, chez Zheng He et Ibn-Battûta par des réactions croisées, où chacun pense renvoyer une image précise et anticipe parfois à tort les réactions de l’autre. C’est cette construction intersubjective que nous tachons ici d’aborder.
Dans les sociétés médiévales comme aujourd’hui, les hommes ont tendance à juger l’autre selon ses propres cadres mentaux, ses représentations. Ibn-Battûta se sert ainsi de ses expéditions en Asie pour déterminer les critères qui, selon lui, permettent d’évaluer la maturité d’une civilisation. Le voyageur africain se montre en ce sens particulièrement élogieux envers les femmes des Maldives pour leur respect du mariage et leur hygiène. Un compliment somme toute facile, car il conforte le Maroc dans sa culture du hammam et dans une tradition matrimoniale solidement installée. Partir de soi pour juger l’autre n’est pourtant pas toujours un moyen de se conforter dans la supériorité de sa propre culture. Au contraire, au contact des réseaux de poste Indien, Ibn Battûta ne peut s’empêcher de regretter la pauvreté du réseau routier qui parcours le monde musulman à la même époque, et décide de prendre les coureurs indiens en exemples à suivre pour son retour. Plus que tout, la confrontation à l’autre est affaire de métissage : le récit d’Ibn Battûta s’attache particulièrement aux aliments et aux épices, aux goûts et aux senteurs à une époque où la cuisine marocaine s’attache à s’inspirer des influences de toutes les régions connues.
Lors de ces différentes expéditions, Zheng He reçoit de nombreux présents à destination de l’empereur de Chine qu’il ramène avec lui en Chine. Ma Huan, l’interprète ayant participé à trois des sept expéditions et auteur du Yingyai Shenglan, littéralement “l’inventaire général des rivages océaniques” – une des sources principales concernant les voyages de Zheng He dans lequel il témoigne des pratiques locales qu’il a pu observer- insiste particulièrement sur ceux comprenant des animaux, jugés plus spectaculaires et luxueux bien que sans grande valeur marchande. En 1414, lors de la quatrième expédition conduite par Zheng He, le sultan du Bengale Saif-ud-Din offre comme cadeau à l’empereur chinois une girafe. Arrivée à Nankin, cette dernière est assimilée au qilin, la “licorne donneuse d’enfant”, l’animal légendaire qui serait apparu à la mère de Confucius pour lui annoncer la naissance de son fils. La découverte de l’animal par les chinois après son arrivée en Chine et son assimilation au qilin s’explique facilement; pour comprendre l’inconnu, qui est à la fois fascinant et menaçant, celui-ci est rattaché à des schèmes de pensée déjà existants. Le rapprochement entre girafe et qilin peut donc se comprendre comme une tentative d’explication et de rationalisation de l’inconnu. Le peintre Shen Du, dans une illustration célèbre, donne à la girafe des traits associés traditionnellement au qilin, les tâches de la girafe sont effacées pour laisser place à une peau écailleuse. Cette dernière remarque nous pousse à nous questionner sur les fondements politiques de ces différents voyages et les motifs cachés derrière l’écrit et les actes.
Les voyages et expéditions de Ibn Battûta et Zheng He mettent en lumière la réception de l’inconnu et de l’autre, le jugement à l’aune de ses propres valeurs des nouveautés et surtout les tentatives de replacer l’incompréhensible dans les schèmes logiques traditionnels. Ils sont aussi les reflets des façons de penser le monde connu et ses limites, monde qui ne se comprend que dans ses relations avec l’espace d’origine, placé en son centre.
L’Empire chinois a toujours tenté de se définir comme le centre du monde connu. Pour comprendre la politique impériale chinoise, il faut s’intéresser à sa conception de l’ordre mondial, fondée sur l’ordre céleste. La Chine se pense comme le centre du monde civilisé; les limites de l’empire chinois sont considérées comme étant les limites de ce monde, au-delà ne vivent que des barbares de culture inférieure. Certaines régions comme le Yunnan ou le Vietnam (Dai Viet) ont pu être considérées comme des peuples non encore chinois qui attendaient d’être assimilés. Afin de se protéger, depuis l’époque des Han les Chinois ont tenté de mettre en place un système tributaire reconnaissant la supériorité de l’Empire avec la mise en place de relations inégales avec ses voisins. Les expéditions maritimes lancées sous le règne de Yongle répondent à cette dynamique: relancer et soutenir le système tributaire chinois en allant chercher de nouveaux tributs. À première vue, il est possible de penser que ces voyages en direction des “mers de l’Ouest” – vers l’océan Indien et l’Afrique orientale – ont eu les mêmes ambitions que ceux des Portugais et des Espagnols quelques années plus tard: recherche de profit, de débouchés et expansion territoriale. Pourtant les motifs commerciaux ne sont que secondaires et ces expéditions n’ont pas eu pour fin l’extension territoriale. Le but premier était de favoriser le rayonnement de la Chine et de renforcer sa position centrale dans l’ordre mondial par l’acceptation et la reconnaissance du système tributaire. Les expéditions s’inscrivent ainsi dans un projet d’hégémonie mondiale de la Chine sur le monde qu’elle reconnaît comme civilisé ou apte à être civilisé et non pas de découverte puisque les routes choisies avaient déjà été utilisées par des marchands musulmans. Les buts politiques et idéologiques sont ainsi au premier plan; les expéditions de la Grande Flotte s’inscrivent dans un projet chinois d’affirmation politique et culturelle et de légitimation de l’Empire Ming sur ces propres territoires après l’usurpation de Yongle.
Et si la Rihla n’était pas un simple récit de voyage ? Et si Ibn Battûta n’avait pas autant voyagé qu’il le prétend ? La recherche met aujourd’hui en doute la véracité de certaines expéditions, notamment celle en Chine, marquée par de trop grandes incohérences topologiques, trop grossières pour être des erreurs d’interprétation de l’explorateur pendant son périple. À vrai dire le voyage en Chine d’Ibn Battûta s’avère être un assemblage d’itinéraires cohérents séparément, mais incapable de former une unité qui leur est propre. Ibn Battûta aurait compilé les histoires rapportées par les marchands Persans musulmans qui commercent en Chine à son époque pour construire de toutes pièces un récit purement imaginaire, et ce de façon consciente. Pourquoi ? Pour bien comprendre, il faut analyser la structure de l’œuvre de l’explorateur. Les voyages d’Ibn Battûta le portent aux frontières du monde musulman (l’œkoumène musulman) de part et d’autres de la grande diagonale qui lie l’Asie du Nord-Est à l’Empire du Mali de Mansa Souleymane. Au cours de son voyage, il décrit les villes dans lesquelles il séjourne et les cours des sultans qu’il fréquente selon une procédure stricte, toujours la même. Arrivé au “bout du monde” la mise en scène d’un certain “seuil” de l’humanité est notable : les païens africains et chinois se ressemblent dans leur attitude, sont mis dos à dos dans leur impiété, à Sumatra est même fait mention d’hommes “à la tête de chien”. Après le seuil vient la frontière : un mur, au nord-est de la Chine (Gog et Magog), où Ibn Battûta aurait rencontré un sage de 200 ans qui connaissait son voyage et lui aurait annoncé l’heure de prendre le chemin du retour. L’œuvre se finit par le retour du voyageur dans son pays, point de départ de la Rihla, auprès de son sultan. Ainsi, on distingue une véritable dimension encyclopédique du monde musulman pour Ibn-Battûta. Le fait qu’il invente son voyage en Chine en compilant récit et légende ne fait pas de lui un faussaire, mais révèle le réel objectif de son œuvre : être moins un récit de voyage exact que la narration, dans son entièreté, du monde musulman. L’œuvre d’Ibn Battûta donne donc corps à cet ensemble, hétérogène et pourtant uni dans un culte, affirmant la centralité de sa culture et plaçant l’Islam au cœur de l’humanité.
Les deux parcours que nous vous avons présentés sont monumentaux et marquent durablement nos sociétés contemporaines. Ibn Battûta a inspiré un courant de pensée qui marque la littérature marocaine encore aujourd’hui l’Adab al Rihla, qui considère la connaissance de l’autre par le voyage comme un prérequis pour se connaitre soi-même. Une discipline finalement peut enseignée, les programmes d’histoire tendant à définir sur une base antipathique l’autre comme un envahisseur, un colonisé ou un colonisateur. D’une certaine manière elle connaît aujourd’hui un nouveau souffle, implicite, avec l’émergence de l’histoire connectée, un courant historiographique qui vise à comprendre les rencontres entre les peuples comme des procédés d’hybridation, en considérant tous les points de vues à parts égales. L’histoire connectée recoupe également notre propre article, en ce sens qu’il essaie d’opérer un décentrement intellectuel en mettant en avant deux trajectoires singulières ; africaine et asiatique, deux grands explorateurs avant les prétendues “Grandes Découvertes” de l’époque moderne ; en montrant les rencontres entre les peuples comme un processus multidimensionnel et multilatéral, fait d’oppositions, d’attirances et de métissages successifs.
Aujourd’hui, la mémoire de Zheng He est utilisée en Chine à des fins politiques. Pour Hu Jintao, secrétaire général du Parti Communiste Chinois de 2002 à 2012, Zheng He est le précurseur de la doctrine d’ « émergence pacifique » chinoise. La figure de l’eunuque est utilisée pour appuyer la politique extérieure chinoise et ses principes en Afrique et dans l’océan Indien. Ainsi, la Chine se présente comme l’héritière des expéditions maritimes de Zheng He : non-ingérence, respect de la souveraineté et relations fondées sur des intérêts économiques communs. De plus, l’histoire réinventée de Zheng He permet de combler un vide de l’histoire chinoise et de préciser le rapport du pays à la mer. En effet, si Zheng He a précédé de plusieurs décennies les Grandes Découvertes européennes, sa mort en 1433 marque la fin des expéditions chinoises, ce n’est qu’en 1848 que le premier navire chinois passe le cap de Bonne Espérance. Évoquer Zheng He, permet de rappeler la grandeur de l’empire chinois sur les mers; les bateaux-trésors chinois dépassant de plusieurs mètres les caravelles portugaises selon les dernières fouilles archéologiques. Mais aussi ce personnage, présenté comme pacifique et opposé aux logiques et dynamiques colonisatrices des Européens qui lui ont succédé quelques décennies plus tard, permet de rassurer les voisins de la Chine. À partir des années 1980, la Chine s’est rendu compte de son retard en terme; afin de protéger ses ressources et d’étendre son influence, elle a installé plusieurs bases navales dans l’océan Indien. Ce retour à une politique maritime active peut inquiéter les autres pays ayant des intérêts dans cette zone. S’inscrire dans la tradition de la figure pacifique et anticolonialiste de Zheng He permet de dissiper les inquiétudes des principaux acteurs de la région.
Enfin dans le cadre des nouvelles relations “Chinafrique”, l’histoire retravaillée et lissée de Zheng He permet de créer une communauté culturelle fondée sur ces échanges passés présentés comme pacifique. Zheng He, par ses expéditions en Afrique et ses origines asiatiques, permet de relier plus facilement les deux continents avec la mise en place d’une histoire commune autour de ses expéditions et des valeurs que ces dernières véhiculaient. Zheng He et ses expéditions sont, ainsi, présentés par les autorités chinoises comme un vecteur de rapprochement entre la Chine et l’Afrique.
Auteur.e.s
Mathilde Castéran
Rédactrice pour l’A.M.A.
Etudiante en Histoire,
à l’Université Panthéon-Sorbonne, Paris 1.
Romain Rousseau
Rédacteur pour l’E.S.M.A.
Etudiant en Histoire / Science politique,
à l’Université Panthéon-Sorbonne, Paris 1.
Références bibliographiques
Benmeziane, Bencherki. « Histoire et voyage. L’autre dans l’historiographie arabe d’hier et d’aujourd’hui », Le. Télémaque, vol. 41, no. 1, 2012, pp. 89-101.
Sur l’authenticité du voyage en Chine notamment :
Fauvelle-Aymar, François-Xavier, et Bertrand Hirsch. « Voyage aux frontières du monde. Topologie, narration et jeux de miroir dans la Rihla de Ibn Battûta », Afrique & histoire, vol. vol. 1, no. 1, 2003, pp. 75-122.
Duteil Jean-Pierre, La Dynastie des Ming, Ellipses, Paris, 2016
Lafargue, François, et Li Zhou-Lafargue. « La mémoire disputée de Zheng He », Études, vol. mars, no. 3, 2016, pp. 17-28.
Korinman, Michel. « Les tribulations de l’amiral Zheng He », Outre-Terre, vol. 30, no. 4, 2011, pp. 99-20.
Barbara Bennett Peterson, “ The ming voyages of Cheng Ho (Zheng He)”, The Great Circle, Vol. 16, No. 1 (1994), pp. 43-51
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