Fayza, Nelly et Seba, ont décidé, chacune à leur manière, de lutter contre le harcèlement et les agressions sexuelles dans la capitale égyptienne, le Caire. Fayza est une mère de famille mariée travaillant pour le gouvernement et ayant du mal à joindre les deux bouts; Nelly, de classe moyenne, fait du stand-up avec son fiancé et enfin, Seba, est une créatrice de bijoux plutôt aisée, divorcée et animatrice d’un cours d’auto-défense télévisé. Trois Égyptiennes et trois parcours qui n’ont, d’apparence, rien en commun, si ce n’est leur condition de femme. Pourtant, que ce soit dans la sphère publique ou privée, dans la rue ou au travail, les trois héroïnes du film sont les victimes de harcèlement moral et d’agressions sexuelles qu’elles vont combattre en unissant leurs forces, impliquant également des hommes dans leur lutte comme l’inspecteur de police Essam. Avec Les femmes du bus 678, le réalisateur Mohamed Diab met magistralement en scène le quotidien des femmes égyptiennes et la dure réalité d’une société rongée par le harcèlement dans toutes les catégories sociales. Le scénariste et écrivain égyptien, dont les travaux concernent notamment les évolutions de la société égyptienne, fut inspiré pour son long-métrage par un fait de société réel, datant de 2008 : le premier procès intenté par une femme en Egypte pour harcèlement sexuel, dans une société et, de façon plus générale, dans un monde où celles-ci représentent un sujet tabou. Il a par ailleurs pris conscience du problème structurel des violences faites aux femmes suite à la naissance de sa fille. Cette œuvre nous semble particulièrement pertinente, parce qu’elle permet de déconstruire de nombreux clichés quant aux agressions sexuelles, aux femmes touchées par celles-ci et au rôle des hommes dans ces situations. Ce long-métrage promeut un féminisme s’adressant à la fois aux femmes et aux hommes, du monde arabe et au-delà.
À travers cette oeuvre, Mohamed Diab met d’abord en lumière le rôle des hommes et leur comportement face à la prise de parole des femmes victimes de violences sexuelles. C’est notamment le cas avec l’inspecteur Essam qui change progressivement d’opinion vis-à-vis des agressions sexuelles. Alors qu’il les considérait au départ comme des choses dérisoires, il finit par véritablement prendre conscience du problème de sexisme systémique, suite à la naissance de sa fille, à l’instar du réalisateur. Ces discriminations sexistes sont omniprésentes, touchant ainsi les trois héroïnes complètement différentes, mais ayant toutes pour point commun d’être des femmes. Cela a été sciemment choisi par le réalisateur, ayant affirmé : « Les personnages du film représentent trois classes sociales. En Egypte, il est si sensible de parler d’agression sexuelle que si j’avais seulement montré un personnage pauvre, les gens pauvres m’auraient dit « vous nous insultez ! ». Si j’avais montré une femme riche, les gens riches m’auraient dit la même chose. Il fallait donc être équitable ». Ainsi, ces femmes se déplacent en bus ou en voiture, portent ou non le foulard, sont divorcées, en couple ou mariées. Leurs agressions sexuelles ont d’ailleurs lieu dans des circonstances différentes, bien que ce soit systématiquement dans l’espace public. Fayza en souffre dans le bus, Nelly au téléphone en tant qu’employée dans un centre d’appel et Seba est agressée dans la foule, à la suite d’un match de football.
Cependant, le film n’occulte pas le fait que ces femmes puissent aussi subir des violences sexistes dans leur vie privée. À la suite du traumatisme de leurs agressions, elles doivent également faire face à l’injonction au silence et à la banalisation de ce dont elles ont été victimes. Elles ne sont pas soutenues. Cela renvoie également aux injonctions de la masculinité par le biais de l’époux de Seba. Ayant assisté impuissant à la scène d’agression de sa compagne, il décide de quitter le domicile familial, pétri de honte. Sa souffrance de mâle impuissant semble ainsi plus importante que celle de la femme agressée, ce qui dévoile encore une fois que les principales concernées ne sont pas soutenues, au-delà de l’honneur qu’elles sont censées représenter. Nelly est quant à elle d’abord encouragée par sa famille et son fiancé, mais elle subit un chantage de leur part et de sa future belle-famille lorsqu’elle souhaite maintenir sa plainte contre son agresseur, ce qui entraînerait l’annulation de ses fiançailles, encore une fois afin d’éviter le déshonneur. Fayza, subissant les agressions sexuelles dans le bus, doit également faire face aux sollicitations sexuelles insistantes de son époux, envers elle, mais aussi envers d’autres femmes.
Le film Les femmes du bus 678 peut, par ailleurs, être vu comme un manuel répertoriant quelques outils pour lutter contre ces violences sexuelles et pour se défendre. À défaut de pouvoir changer la société patriarcale et les mentalités rétrogrades sur le rôle des femmes, on voit que l’union des femmes victimes, qui est essentielle, permet de porter leurs voix plurielles et de se faire entendre par tous et toutes. C’est le cas des femmes, de plus en plus nombreuses, qui assistent aux cours d’auto-défense organisés par Seba et retransmis à la télévision afin de sensibiliser sur cette problématique, et surtout, afin d’inciter les victimes à se manifester et à prendre la parole. Fayza, qui prend ce fameux bus 678 chaque jour dans le film, décide de se réapproprier les techniques d’auto-défense en utilisant une épingle attachée à son voile pour s’en prendre aux parties génitales de ses agresseurs. Loin du cliché de la femme musulmane et voilée comme une femme soumise, elle réussit ainsi à faire peur aux agresseurs qui n’osent plus prendre les transports en commun, réduisant de ce fait le nombre d’agression. Nelly, qui fait du stand-up, utilise quant à elle l’humour pour dénoncer le harcèlement subi par les Égyptiennes. Le film met ainsi en avant le pouvoir de la sororité, fraternité féminine et véritablement révolutionnaire. Les femmes se soutiennent et le simple fait de se rendre compte qu’elles ne sont pas seules à vivre ces agressions sexuelles permet une véritable bouffée d’oxygène. Leurs expériences personnelles incitent à un soutien mutuel nécessaire afin que la lutte puisse concrètement prendre forme. Cela montre également comment les hommes peuvent participer à ce combat. Outre l’implication de l’inspecteur Essam, on voit le fiancé de Nelly, après avoir véritablement pris conscience de l’ordre patriarcal, accepter de se mettre en retrait, laissant Nelly s’exprimer, tout en la soutenant à le faire, et rester constamment présent à ses côtés dans la vie et au tribunal, malgré la pression sociale et les répercussions médiatiques. Ces femmes sont toutes des battantes, ayant pris conscience de leur statut de victimes d’agressions et qui ont décidé de ne plus céder au silence des violences.
Par ailleurs, l’un des éléments les plus importants du film est sûrement la façon dont il révèle l’un des plus grands pouvoirs du patriarcat : la culpabilisation des femmes qui les amène parfois à désigner leurs propres amies comme responsables des agressions sexuelles commises par des hommes. Alors que les héroïnes semblaient rassemblées autour de la sororité, Fayza accuse Nelly et Seba de porter des tenues “trop sexy” ou “d’avoir un copain”, ce qui inciterait les hommes à considérer toutes les femmes comme disponibles à leurs désirs, dont Fayza, ne demandant pourtant qu’à prendre le bus en toute tranquillité, en couvrant son corps et ses cheveux. Seba accuse quant à elle Fayza d’avoir des idées rétrogrades, les femmes voilées pouvant être considérées comme faisant preuve d’une pudeur excessive, éveillant la curiosité des hommes. Ainsi, des femmes combattent des femmes, alors que leur ennemi principal, celui les ayant précédemment réunies, est la domination masculine, demeurant impunie et entraînant de nombreuses agressions sexuelles. Fayza finit par se rendre compte qu’il est inutile de faire culpabiliser les femmes en raison de leur tenue considérée comme “impudique”, lorsqu’elle perçoit dans le bus l’agression d’une femme portant un foulard par un frotteur. Elle retrouve alors ses amies, ce qui montre un processus important dans la conscience politique des femmes luttant contre le sexisme, puisque nous ne sommes avant tout que des individus venant de différents milieux et devant lutter contre notre propre socialisation et contre tous les stéréotypes nous ayant été inculqués depuis notre plus jeune âge.
Ce film nous semble incontournable concernant les luttes contre le patriarcat. Sans tomber dans les clichés, il permet de saisir la complexité des sociétés sexistes, présentes dans l’écrasante majorité des pays du monde. Les femmes doivent à la fois lutter contre les violences qu’elles subissent de la part des hommes, mais également contre leur banalisation au sein des sociétés. Face à ce système patriarcal, des femmes décident de se rassembler afin de former un contre-pouvoir, visant à faire respecter leurs droits. La lutte reste cependant difficile, ces femmes étant toutes différentes et pouvant se diviser, en raison des stéréotypes issus de leur propre éducation et des milieux qu’elles côtoient. Mais ce long-métrage vise à nous montrer que la lutte est possible, en raison d’une remise en question perpétuelle de ce que l’on nous a inculqué et d’une déconstruction de nos préjugés. Ce film montre également de quelle façon les hommes peuvent être des alliés à la cause d’émancipation féminine, en permettant aux femmes de se réapproprier leurs récits sans être constamment niées dans leur douleur, omniprésente, comme en témoignent plusieurs études.
En effet, en 2017, un rapport de la Fondation Thomson Reuters classait le Caire comme la ville la plus dangereuse du monde pour les femmes. En matière de violences sexuelles, la capitale égyptienne figure à la troisième position des mégalopoles les plus dangereuses, après Rio et Delhi. Ce rapport confirme les statistiques effarantes menées par des organisations non-gouvernementales égyptiennes qui estiment à plus de 90% le taux de femmes ayant subi une agression sexuelle. Les violences à l’égard des femmes ont par ailleurs tristement augmenté depuis la Révolution de 2011 durant laquelle des vidéos d’agression place Tahrir circulaient sur la toile. Malgré l’indignation générale face à la médiatisation de ces violences en Egypte, la situation n’a que peu évolué. Comme le montre si bien le film de Mohamed Diab, la société égyptienne a tendance à rejeter la faute sur les femmes, victimes, qui finissent par culpabiliser et rester silencieuses. Le système juridique égyptien ne facilite pas non plus la dénonciation et la cessation de ces violences, puisque le harcèlement sexuel étant un sujet tabou, les plaintes sont minimisées voire ignorées. Malgré la victoire de Noha Roshdi lors d’un procès historique en 2008 faisant condamner son agresseur, les victimes n’osent pas saisir la justice car, comme on le voit si bien dans le film, être victime d’une agression sexuelle et en parler, c’est jeter le déshonneur sur sa famille et entacher sa réputation. Non seulement, les proches des victimes dissuadent ces dernières d’en référer aux autorités, mais les agents de l’ordre eux-mêmes ont, dans de nombreux cas, été coupables ou complices de ces crimes. Plus qu’une atteinte physique au corps des femmes, ces violences sexuelles ont une portée morale et politique alarmante puisqu’elles sont utilisées comme moyen de pression par certains groupes d’hommes pour dissuader les femmes de militer pour leurs droits, comme ce fut le cas lors d’un rassemblement pour la Journée internationale des droits des femmes le 9 mars 2011.
Aujourd’hui, le combat des Égyptiennes continue et leurs voix se font de plus en plus entendre grâce aux plaintes qu’elles sont désormais plus nombreuses à déposer. La loi de juin 2014 qui punit le harcèlement sexuel a permis l’incarcération de plusieurs dizaines d’agresseurs, des chiffres qui restent néanmoins bien en-dessous des plaintes déposées mais qui annoncent la prise en main de ce fléau en Egypte.
Retrouvez la bande annonce du film en VOSTFR par ici : https://youtu.be/eDhg5VY5Yh4
Article rédigé par :
Shehrazad Siraj
Étudiante en Histoire/Science politique,
à l’Université Panthéon-Sorbonne, Paris 1.
Abir Nur
Coordinatrice du Journal d’ESMA N°2
Diplômée d’une Licence Histoire/Science politique,
de l’Université Panthéon-Sorbonne, Paris 1.
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