Le Tchad
Comme vous l’aurez deviné, c’est le Tchad que nous mettons à l’honneur pour le mois de mars
LES WOODABES
Comme l’affirmait brillamment Amadou Hampâté-Bâ lors de son discours prononcé en 1960 devant l’assemblée de l’UNESCO : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ».
Ainsi, l’Afrique, riche de sa diversité ethnique, fascinante par la complexité des traditions qu’elle englobe, nous invite, tel des explorateurs, à se plonger dans une forêt infinie. Dénués de repères, orphelins désormais de toute certitude, elle nous exhorte avec courtoisie à apprécier un univers qui nous est jusque-là étrange. Un univers où la domination de l’écrit laisse place au royaume de l’oralité, les frontières numériques laissent place à la majesté de la nature, et l’artificiel laisse place à l’admirable spectacle de la sobriété. Un univers de danses et de chants, de beauté et de concorde, qui nous emporte dans une époque que l’on croyait révolue.
Les Wodaabes: un rapport fusionnel avec leur écosystème
A cet égard, les Wodaabes figurent parmi les nombreux acteurs de la richesse culturelle du continent, et plus précisément celle de la bande sahélienne, notamment au Tchad. Dans un pays qui compte plus de 200 ethnies, les Wodaabes, appelés aussi M’bororo, sont sous-groupe peul. Grand peuple de pasteurs nomades, ils élèvent une variété de bœufs rouges à grandes cornes appelés M’Bororoji, dont le lait et le beurre, vendus dans les villages qu’ils rencontrent sur les routes de la transhumance, constituent leurs seules sources de revenus. A cet égard, les M’bororo s’inscrivent dans une logique de sacralisation de leurs bœufs, relevant quasiment du mythe. En effet, avant leurs rencontres avec ces derniers, ils auraient été désœuvrés. D’ailleurs, l’importance fondamentale de ces animaux pour les Wodaabes est confirmée par Hindou Oumarou Ibrahim, coordinatrice de l’association des femmes Peuls autochtones du Tchad : « l’animal n’est pas utilisé à des fins économiques ou pour le prestige, c’est une identité pour nous. Un peul doit avoir son bœuf, son lait, sa brousse. C’est cette identité qu’on défend ».
Dans une fusion constante avec la nature, les bœufs sont le personnage central des M’bororo. A cet égard, chacun d’eux porte un nom et ce sont eux qui guident la population vers les couloirs de transhumance pour s’établir en montagne pendant l’été. La dimension affective est confirmée par une jeune femme M’bororo : « Nos vaches, on les caresse, on cherche de bonnes herbes pour leur donner avec la main, tellement on les aime. Si j’en appelle une par son nom, même si elle est au milieu du troupeau, elle se lève pour venir me voir ».
D’autre part, la vie communautaire est régie par un code de conduite très strict (pulaaku), fixant les principes de tout engagement individuel ou collectif. Les valeurs prônées sont la patience, le respect d’autrui, l’humilité et la générosité. A cet égard, l’éducation des enfants est complétée par les enseignements qu’ils reçoivent à l’école coranique, insistant à la fois sur l’importance de l’humilité et de l’esprit de groupe, mais aussi l’attachement à la religion.
Une communauté aux rites sacralisés
Cependant, il nous est impossible d’analyser le peuple Wodaabes sans se plonger dans les rites et traditions ancrées dans leur communauté. Des traditions marquées par l’importance fondamentale accordée à la danse et au chant afin de renforcer l’attachement communautaire.
Ainsi, plusieurs cérémonies sont organisées tout au long de l’année. On distingue d’abord le soro , qui met en confrontation deux groupes familiaux. En brousse, la nuit tombée, un jeune homme ingurgite des boissons pour atténuer sa douleur. Ensuite, il s’avance devant les spectateurs, lève les bras au ciel et offre sa poitrine aux coups d’un rival choisi préalablement par la famille opposée. Plusieurs coups lui sont donnés. Selon sa capacité à rester impassible, le jeune homme attire l’admiration des jeunes femmes présentes, dans l’espérance de pouvoir repartir avec l’une d’entre elles à l’issue de la cérémonie.
Chez les M’bororo, la dimension esthétique constitue le cadre structurel mais aussi la finalité de leurs traditions. Le beau est un idéal qui doit se refléter dans chacun de leurs rites. Il est une constante qui structure les relations sociales au sein du groupe et détermine la propension des hommes à épouser les plus belles femmes de la communauté. Une Wodaabe affirmera même, avec beaucoup d’humour et un sourire éclatant, que « toute femme dont le mari est laid cherche à s’enfuir ».
Ainsi, la beauté chez les M’bororo, étant un conditionnement fondamental du mariage, un rituel nuptial consacre l’importance des canons esthétiques : le gerewol. Une cérémonie de sept jours qui a lieu à la fin de chaque saison des pluies, durant laquelle deux lignages adverses s’opposent dans le chant et la danse. Si Sandrine Loncke, réalisatrice du film « La danse des Wodaabes », affirme que l’enjeu profond de cette cérémonie est de se « séparer pacifiquement, après s’être mutuellement délivré une reconnaissance de conformité culturelle », le gerewol est d’abord un véritable théâtre qui sacralise la beauté. Dès lors, les préparatifs sont minutieusement orchestrés dans une logique concurrentielle entre les hommes du groupe. Ces derniers se maquillent avec des poudres ocres et rouges, ceignent leurs cheveux d’une bande de coton surmontée par d’élégantes plumes d’autruche, se parent avec plusieurs grands sautoirs de perles blanches qu’ils croisent sur leur buste, et entourent leurs lèvres de charbon. Comme l’affirme Mario Gerth, photographe allemand : « ils peuvent passer six heures à se préparer pour ce grand moment où ils dansent et montrent leurs plus beaux atours.
Tandis que les femmes constituent la figure centrale de la cérémonie. A cet égard, les hommes sont jugés par trois des plus belles femmes de la tribu. Jouissant d’une grande liberté sexuelle et détenant le pouvoir au sein de la tribu, même les jeunes filles non mariées sont autorisées à avoir des relations sexuelles quand elles le désirent. Durant la cérémonie, elles se mettent en valeur à travers de sublimes bracelets, perles et anneaux de bronze, tout en se distinguant par leurs grands chignons.
Les préparatifs parachevés, c’est alors que commence un véritable marathon de danse pour les jeunes hommes. Durant des heures, et jusqu’au coucher du soleil, ils se livrent à un festival de mimiques sous l’œil attentif des femmes de la tribu. Gonflement des joues, tremblement des lèvres, roulement des yeux, mise en valeur de la blancheur des dents, ils exposent un véritable savoir-faire, englobant les principaux canons de beauté des Wodaabes. La précision anatomique des critères de beauté est à cet égard fascinante. Ainsi, pour Bazo, un fin connaisseur des M’bororo : « être beau, c’est avoir un nez droit et fin, les dents et les yeux blancs, un long cou, un grand front, un corps mince. Il faut aussi être grand. Ces différents critères de beauté structurent la reconnaissance sociale des individus. Tandis qu’une vieille femme se moque « des plus vilains danseurs », les plus beaux d’entre eux sont sélectionnés par les plus belles femmes de la tribu. Dès lors qu’un couple se forme, il quitte discrètement la fête, et même si la femme est mariée, l’union est considérée comme légitime aux yeux de la tribu.
Les Wodaabes sont un véritable trésor culturel qu’il convient de préserver. Structurés par différentes traditions orales, ils sont un des innombrables diamants d’un continent africain aux trésors cachés. Un continent riche par sa diversité, où de nombreuses traditions se perpétuent et nous placent dans l’impératif d’être le conservatoire de leur beauté. A cet égard, les M’bororo sont un des nombreux groupes menacés par le changement climatique, bouleversant les cycles saisonniers et dont la pluviométrie variable impacte les pâturages. Dès lors, la source même de leur survie, leur mythe fondateur, est directement touchée, les plaçant devant le triste sort d’un perpétuel combat pour le maintien de leurs bêtes, et par là même de leur communauté.
Bibliographie :
- https://www.rfi.fr/fr/afrique/20181210-peuls-bororo-tchad-face-changements-climatiques ( Les peuls M’bororo au Tchad face au changements climatiques: Arnaud Jouve, RFI, consulté le 25/02/2023)
- https://www.tawaangalpastoralisme.org/peuls-nomades-mbororo/ (Les derniers peuls nomades Mbororo, Tawaangal Fulbe, consulté le 25/02/2023)
- https://books.openedition.org/cths/14802?lang=fr ( Le sentiment religieux chez les Nomades M’bororo du Tchad, Yassine Kervella-Mansaré; Open edition Books, consulté le 25/02/2023)
- https://www.youtube.com/watch?v=qQAmYAviV5o (Communautés Peuls M’Bororo du Lac Tchad; Ambassade de France au Tchad, consulté le 25/02/2023)
- https://www.youtube.com/watch?v=DkfF6xRHsL8 ( Le village Guissedé; Portail de la renaissance du Tchad, consulté le 25/02/2023)
- https://www.excelman.com/fr/galerie/afrique/niger/niger.html ( Le Niger, les peuls et le Guéréwol; Excelman, consulté le 25/02/2023)
- https://www.ressources-mcm.com/s/Ibn_Battuta/item/2987 ( Niger, chants et danses des Wodaabe; Ibn Battuta, consulté le 25/02/2023)
- https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/niger/niger-gerewol-un-concours-de-beaute-et-de-seduction-pour-les-hommes-wodaabes_3058637.html ( Niger: Géréwol, un concours de beauté et de séduction pour les hommes wodaabes; Laurent Filippi sur Franceinfo, consulté le 25/02/2023)
- https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/carnet-de-voyage/a-corps-et-a-voix-avec-les-peuls-jelgoobe-et-les-peuls-wodaabe-8655320 (À corps et à voix avec les Peuls Jelgoobe et les Peuls Wodaabe; radiofrance, consulté le 25/02/2023)
- https://journals.openedition.org/ethnomusicologie/1800 ( La danse des Wodaabe, film de Sandrine Loncke, 2010; François Borel; Open Edition Journals, consulté le 25/02/2023)
- https://journals-openedition-org.ezpaarse.univ-paris1.fr/etudesafricaines/4776 ( « La danse africaine », une catégorie à déconstruire; Mahalia Lassibille; Cahiers d’études africaines, consulté le 25/02/2023)
Benkiran Ghali
L1 Droit – Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre actif d’ESMA
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