“Si l’on veut poursuivre la lutte féministe, il est essentiel que les femmes noires prennent conscience de la perspective unique que notre marginalité nous donne, et qu’elles utilisent ce point de vue pour critiquer l’hégémonie dominante sexiste, classiste et raciste, mais aussi pour imaginer et créer une contre-hégémonie. J’insinue là que nous avons un rôle central à jouer dans la construction de la théorie féministe et que la contribution que nous avons à apporter est unique et précieuse”, affirmait Bell Hooks, intellectuelle et militante états-unienne. Elle est notamment connue pour avoir mis en valeur les oppressions à la fois liées à la race, à la classe et au genre. Nous retrouvons ce mouvement dans le monde entier, notamment par le biais de l’afro-féminisme. Ce dernier est surtout présent en Europe, où les féministes noires, immigrées ou descendantes d’immigrés militent beaucoup. Elles revendiquent un héritage post-colonial, entraînant des conséquences actuelles sur leur vie, considérant que la page de la colonisation n’est pas définitivement tournée. Elles se sentent ainsi profondément liées au continent africain, dont l’indépendance n’est pas estimée totale, selon ces militantes.
De grandes figures de femmes noires, à l’instar d’Angela Davis, sont souvent les premières militantes à la fois féministes racisées et antiracistes auxquelles nous pensons. Le Black feminism (féminisme noir) de l’Amérique est en effet proche de l’afro-féminisme de l’Europe, des femmes noires se rassemblant dans les deux cas afin de lutter contre des oppressions systémiques liées à la fois à leur genre et à leur race, sans compter d’autres discriminations, à l’instar de celles liées à leur orientation sexuelle, à leur religion ou à leur classe. Cependant, le Black feminism ne devrait pas constituer le seul modèle de militantisme des féministes considérant leur condition raciale comme nécessaire à prendre en considération dans leur lutte, puisque de nombreuses afro-féministes européennes ont effectué un immense travail. Ainsi, la jamaïco-britannique Cecile Emeke tente de mettre en lumière ces spécificités du vécu des femmes noires européennes, regrettant une surreprésentation des militantes noires américaines dans les médias, entraînant une sous-représentation de celles européennes. Cela l’a donc incitée à réaliser de nombreux portraits et documentaires concernant ces dernières, afin de les encourager à s’exprimer.
Audre Lorde affirmait d’ailleurs que “votre silence ne vous protégera pas”. Cette poétesse états-unienne séjournait régulièrement à Berlin dans les années 1980, ce qui l’avait encouragé à participer à l’émergence de groupes afro-féministes allemands, à l’instar de l’ADEFRA, consacré aux lesbiennes noires et dont le nom signifie “la femme qui montre du courage” dans la langue amharique. Elle est également connue pour sa conversation légendaire en compagnie de James Baldwin, durant laquelle les deux s’interrogeaient quant à une solidarité efficace entre les personnes subissant le racisme, quel que soit leur genre, malgré des divisions internes dues au sexisme.

En France, le collectif afro-féministe Mwasi, signifiant “fille” ou “femme” en lingala permet de mettre en lumière de façon remarquable la diversité des militantes féministes et antiracistes depuis sa fondation, en 2014. C’est également l’ambition du documentaire Ouvrir la voix de la réalisatrice Amandine Gay, dans lequel des femmes noires s’expriment sans tabou sur les discriminations qu’elles subissent, quelle que soit leur orientation sexuelle, leur religion ou encore leur nationalité. Elles regrettent également dans ce film attendu avec impatience de ne pas être perçues comme “pleinement européennes”. Ce mouvement est ainsi très présent en Europe, mais il semble également fondamental en Amérique du Sud, comme nous le prouve l’afro-féministe brésilienne Marielle Franco. Cette dernière illustre parfaitement les luttes plurielles des afro-féministes, ne se cantonnant pas uniquement à une mobilisation liée à leurs oppressions de genre et de race.
Il existe également une certaine spécificité pour les femmes noires et musulmanes. Maboula Soumahoro, universitaire et militante franco-ivoirienne affirmait que le fait d’être noire l’empêchait d’être véritablement perçue comme musulmane, comme s’il n’était pas possible qu’elle ait une identité multiple. Ce problème est également souligné par la féministe décoloniale Founé Mamie Tounkara, subissant de plein fouet la négrophobie, le sexisme et l’islamophobie. Elle lutte également activement contre le colorisme, phénomène selon lequel les personnes claires doivent être valorisées tandis que celles ayant la peau foncée subissent des discriminations, au sein des communautés racisées. Cela incite de nombreuses femmes noires à s’éclaircir la peau, par le biais de crèmes éclaircissantes très dangereuses (voir l’article d’ESMA sur le film “Black barbie”).
L’exemple de Marielle Franco, symbole notoire de la convergence des luttes
Samedi dernier, le 17 mars 2018, le collectif Mwasi a participé à l’organisation d’une marche en hommage à Marielle Franco, grande figure brésilienne de lutte contre de nombreuses injustices. Elle fut assassinée à 38 ans, le 14 mars 2018, à Rio, alors qu’elle rentrait d’un rassemblement visant à promouvoir les femmes noires. Cela a beaucoup ému dans le monde entier. Plus de 2000 personnes ont également défilé le 18 mars dans la favela natale de la figure montante de la gauche brésilienne, à Maré de Rio.

Cette femme politique était à la fois sociologue née dans une favela, antiraciste, féministe et militante LGBTQ, mariée à une femme et se définissant comme queer. Elle était ainsi sûrement mieux placée que quiconque pour saisir la nécessité de lutter contre toute forme d’oppression, la rendant par conséquent connue pour son militantisme en faveur de toutes sortes de droits humains. Elue conseillère municipale à Rio en janvier 2017, en tant que représentante du parti Socialisme et Liberté (SPOL), cette afro-féministe n’hésitait pas à militer fermement contre la guerre civile dans les favelas, empêchant à ses habitants de bénéficier d’une véritable sécurité. Elle y avait elle-même perdu une amie, ayant succombé à une balle perdue. La militante dénonçait aussi les inégalités raciales, entraînant de nombreuses violences policières, notamment à l’égard des Noirs.
Tous ses engagements ont ainsi mené à son assassinat en plein centre-ville de Rio. Cela a profondément touché les afroféministes, luttant aussi véritablement contre différentes oppressions, dans une perspective mêlant féminisme et antiracisme. Elles refusent de sacrifier l’un de leurs combats, au nom d’un féminisme dit universel qui occulte parfois les oppressions spécifiques aux femmes noires. C’est la même chose quant à l’antiracisme. Pour autant, cela ne signifie pas qu’elles ne sont pas solidaires des hommes noirs victimes de racisme, à l’instar de Marielle Franco, qui a dédié sa vie à la lutte contre les violences policières, touchant notamment les hommes noirs. Cela ne signifie pas non plus qu’elles ne sont pas solidaires des femmes non noires luttant contre le sexisme. Elles souhaitent simplement que l’on prenne pleinement en considération la spécificité de leur condition, dans une approche afro-centrée. “Être une femme noire, c’est résister et se battre tout le temps pour survivre”, affirmait Marielle Franco, dont l’assassinat incite plus que jamais les afro-féministes à faire entendre la pluralité de leurs voix.
Article rédigé par :
Shehrazad Siraj
Etudiante en L2 Histoire / Science Politique,
à l’Université Panthéon-Sorbonne, Paris 1.
Jade Piroska
Relu et corrigé par :
Votre commentaire