C’est un sentiment de révolte que scande tout haut Mariama Bâ dans Une si longue lettre, un des premiers ouvrages féministes Africains publié en 1979, deux ans avant sa mort. La voix de l’auteure perce jusqu’à nous sous la plume de son personnage Ramatoulaye, qui écrit à son amie Aïssatou et que le deuil de son mari Modou replonge dans les souvenirs de sa vie conjugale. Elle raconte son histoire de femme et à travers elle celle de toutes les femmes sénégalaises et de leurs rêves brisés d’indépendance: “Presque vingt ans après l’indépendance ! A quand la première femme ministre associée aux décisions qui orientent le devenir de notre pays ? Et cependant le militantisme et la capacité des femmes, leur engagement désintéressé ne sont plus à démontrer. La femme a hissé plus d’un homme au pouvoir”. Cette voix venue d’Afrique résonne jusque dans une France où la démocratie, plus que centenaire peine pourtant encore à accorder une place aux femmes dans ses institutions les plus stratégiques. Indépendance, mot compte double pour les femmes: indépendance nationale doublée d’un besoin d’indépendance vis à vis des hommes.
Une si longue lettre ne peut être écrite que par une femme citoyenne, femme indépendante d’esprit et de raison, femme qui n’a de chaînes que celles que la société dans laquelle elle vit lui impose; une si longue lettre imprégnée de la souffrance de tant de femmes ne peut être écrite que par une femme aux mille visages et aux mille vies : la fille, la jeune femme, l’épouse, la mère, l’amie. Telle est la souffrance des femmes qui est exprimée dans Une si longue lettre : celle d’endurer leurs mille vies en débordant toujours d’un amour sacrifié. Au fond la portée féministe d’Une si longue lettre ne réside pas tant dans le constat politique de la situation des femmes au Sénégal que dans une ôde à la force vitale des femmes d’aimer leurs enfants, alors même que leur existence leur échappe car “on est mère pour comprendre l’inexplicable. On est mère pour illuminer les ténèbres. On est mère pour couver, quand les éclairs zèbrent la nuit, quand le tonnerre viole la terre, quand la boue enlise. On est mère pour aimer sans commencement ni fin.”; ôde à la force vitale des femmes d’aimer les hommes alors même qu’ils ne savent pas le leur rendre car “Instrument pour les uns, appâts pour d’autres, respectée ou méprisées, souvent muselées, toutes les femmes ont presque le même destin que des religions ou des législations abusives ont cimenté”. C’est ce paradoxe qui habite toute l’oeuvre de Mariama Bâ dont elle n’exclut que l’amitié: “L’amitié a des grandeurs inconnues de l’amour. Elle se fortifie dans les difficultés, alors que les contraintes massacrent l’amour. Elle résiste au temps qui lasse et désunit les couples. Elle a des élévations inconnues de l’amour”. Le livre tout entier dénonce l’égoïsme mâle sans pour autant blâmer les hommes, dénonce les jeux de concurrence entretenus par les femmes qui ne font que servir la phalocratie polygame. Mariama Bâ livre sans filtre les émotions de son personnage dont la situation sociale n’émeut personne et qui n’est pas autorisée à les faire valoir. A travers son texte elle donne aux femmes le droit de souffrir, de crier, de scander, d’agir, parce que la légitimité des émotions réside dans leur spontanéité, qu’à ce titre ce que l’on ressent n’a pas plus de valeur selon qu’on est un homme ou une femme, et qu’en cela les émotions sont bien la preuve qu’homme et femme ne sont en réalité qu’humain, en elles s’enracine l’amour.
Femme pauvre, riche, femme jeune, trop jeune ou déjà mûre, femme aimée ou mal aimée, presque toujours trompée et malgré elle toujours aimante, femme à l’amour parfois empoisonné par l’aigreur de sa propre vie, femme innocente, femme droite, femme intellecte, femme fatale, femme sapant le bonheur des autres femmes, femme “en furie qui hurle sa faim et sa soif de vivre”, toutes ne sont-elle pas “agneau immolé comme beaucoup d’autres sur l’autel du “matériel” ?” Mariama Bâ invite sans nul doute toutes les femmes à la solidarité, incite à faire la révolution féministe avec l’arme qui est la leur : puissance d’aimer inconditionnelle qui abolit la frontière entre les hommes et les femmes car “L’amour si imparfait soit-il dans son contenu, reste le joint naturel entre ces deux être. S’aimer !”
Article rédigé par :
Alice Grégoire,
Étudiante en Licence Philosophie/Science politique,
à l’Université Panthéon-Sorbonne, Paris 1
Relu et corrigé par :
Steeve Kanema,
Étudiant en Comptabilité-Gestion,
au Conservatoire National des Arts et Métiers.
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