Les retombées du printemps arabe sur le reste du continent africain. Dans quelles mesures peut-on parler de “retombées du printemps arabe”?
Contextualisation et éléments de réponses
Il y a 10 ans, Mohamed Bouazizi s’immolait par le feu à Ben Arous au sud de Tunis, entraînant un mouvement inédit dans le monde arabe après avoir secoué la Tunisie. Le peuple a gardé le silence trop longtemps et les conditions dans lesquelles il doit vivre ne sont plus supportables ; il faut agir. Le mouvement gagne ensuite plusieurs pays du Maghreb et du Moyen-Orient, les dynamiques mises en œuvre étant différentes mais pouvant se regrouper à la vue de certaines similarités. Alors que les contestations populaires sont parvenues à mettre à bas le régime en Tunisie et en Égypte, le seul moyen perçu pour sortir de la crise était la guerre civile en Libye. Si ce qui a déchaîné les passions réside dans l’aspiration à la liberté et à une souveraineté politique, on peut tout de même questionner l’uniformité du mouvement au regard du déroulement des constatations mais aussi de leurs conséquences infra et extra étatiques. “Printemps arabe” : le terme lui-même pousse à questionner la nature du mouvement. Doit-il inévitablement se résoudre à des territoires précis – les pays arabes – pendant un temps précis – printemps 2011 ? Dans quelle mesure peut-on penser ce mouvement dans une optique d’élargissement aux autres pays africains? Ses conséquences ont-elles dépassé les frontières ? Ces questions sont d’autant plus actuelles qu’elles font écho aux différentes manifestations qui ont eu lieu dernièrement en Afrique. Revenons donc sur les printemps arabes et les conséquences qu’ils ont eues dans les pays concernés et qu’ils peuvent avoir dans un futur proche.
Retour sur les contestations du printemps arabe et questionnements sur son uniformité
Dans les années soixante-dix, les dirigeants arrivés au pouvoir souhaitent perpétuer leur mandat dans nombre de pays qui ont connu des soulèvements populaires. Le pouvoir est alors perçu comme une chose à préserver au sein d’un comité restreint, souvent familial. Autrement dit, il devient l’objet d’un droit de propriété, idée qui est alors totalement en opposition avec l’idée d’un quelconque partage ou alternance. Des dynasties se créent alors en Syrie, en Égypte, en Irak, en Lybie et au Yémen.
« Cet accaparement du pouvoir par des groupes restreints n’a rien de culturel, contrairement à l’argument répandu selon lequel le monde arabe, qui n’a jamais connu la démocratie, ne serait pas prêt pour celle-ci. » (‘Printemps arabes ou Révolutions arabes’, Philippe Droz-Vincent pour Universalis)
Il viendrait bien trop vite à l’esprit que la cause de la perpétuation de ces systèmes politiques autoritaires prendrait sa source dans la culture. Au moment des printemps arabes, la transition démocratique s’est faite dans des pays où l’autorité s’enracinait et trouvait une terre fertile depuis des années, notamment au sein de l’Amérique latine et de l’Europe de l’Est. Mais soutenir qu’il y aurait une explication culturelle à la perpétuation des systèmes autoritaires, ce serait oublier que la tendance à se maintenir au pouvoir quitte à nier toute liberté au peuple a existé dans le monde entier et de tout temps. L’attitude perverse qui découle de la volonté de se maintenir au pouvoir devrait plutôt trouver une explication que l’on pourrait appeler ontologique, elle relève de l’Homme lui-même. Socrate, lorsqu’il analysait l’âme du tyran, mettait en avant son dérèglement. Il méprise l’intérêt général et préfère toujours satisfaire son intérêt particulier. Le désir qu’il a et qui a pris en otage l’ensemble de son âme est celui de la domination si bien qu’il est pris tout entier dans une sorte d’addiction et qu’il ne peut prendre le contrôle de sa vie. Il n’est pas aisé d’assimiler l’analyse platonicienne à une figure autoritaire connue mais elle reste tout de même éclairante. Si les populations se soulèvent et manifestent leur mécontentement, c’est parce qu’elles estiment qu’elles ont mal été gouvernées. Autrement dit, que leur intérêt n’a pas été respecté. Mais qu’est-ce que bien gouverner ? Quel est l’intérêt d’une population ? Si on ne peut répondre à cette dernière question de manière univoque et sans équivoque, on pourrait néanmoins aisément affirmer qu’une population souhaite son bien. Affirmer le contraire serait paradoxal. Puisque nous vivons en collectivité, on ne pourrait dire que chacun doit faire prévaloir son intérêt sur celui des autres mais plutôt considérer la collectivité comme un ensemble dont nous sommes partie et que c’est cet ensemble qui doit primer. De cette manière, nul ne peut empiéter sur la liberté de l’autre. Ainsi, ce qu’on peut retenir de commun entre les révolutions du printemps arabe, c’est la volonté de liberté et l’aspiration au changement. Au sein des régimes autoritaires eux-mêmes, de mêmes phénomènes sont souvent diagnostiqués et caractéristiques d’un régime qui devient rigide et inébranlable. Ainsi, les dirigeants, cherchant à se tourner vers le monde plutôt que vers leur population, entreprennent d’établir des liens avec les grandes puissances économiques dans les années 1990-2000 ce qui se traduit alors par des vols organisés dans les caisses publiques. Les politiques publiques sont défaillantes voire inexistantes, le chômage s’accroît, le système éducatif est fragile.Pour autant, si la population ne s’indigne pas immédiatement et garde le silence pendant un certain temps, son silence ne vaut acceptation et les citoyens ne se privent pas de communiquer par des moyens alternatifs. Internet et les réseaux sociaux (Facebook, Twitter notamment) deviennent le moyen idéal pour échanger, libérer sa parole puisque les nouvelles technologies ont déjà trouvé leur place au sein du quotidien de la population. Les jeunes représentent une grande partie de la population dans les pays du printemps arabe. Sensibles aux différents enjeux socio-politiques sur des territoires proches d’eux, les jeunes Égyptiens se mobilisaient déjà en 2000 pour soutenir la seconde intifada palestinienne en 2000. Face à ces modes d’action plus ou moins pacifiques, il y eut aussi des épisodes d’une violence inouïe : on compte 3500 morts de mars à novembre 2011 en Syrie. Sur le même modèle que le modèle libyen, les contestataires syriens se sont constitués en un Conseil national syrien et veulent ainsi réunir toutes les forces opposées au régime en place dans le but de mener des opérations. L’issue des contestations est à nouveau à nuancer en fonction des pays qui ont pris part au phénomène révolutionnaire. En effet, on retient que la Tunisie reste le pays qui est parvenu le mieux à s’organiser après la période de désordre institutionnel qui a précédé. On peut expliquer cela par la riche tradition intellectuelle et universitaire mais aussi par une technique administrative avancée qui a permis de régler les différends issus des contestations ou qui en étaient au cœur de manière plus ou moins pacifique (création d’une Commission chargée de la corruption et d’une Commission pour les abus de la répression après les soulèvements populaires). Un gouvernement intérimaire est mis en place et l’initiative d’une Charte citoyenne est lancée. De nouveaux partis politiques se créent et l’élection d’une Assemblée constituante est organisée en octobre 2011. On peut se réjouir de la participation massive des citoyens, particulièrement des jeunes citoyens qui se voient enfin décideurs du destin de leur pays et détenteurs de la souveraineté politique. C’est le parti politique Ennahdha qui ressort vainqueur et qui a d’ailleurs emporté de plus belle les élections législatives de l’année 2019. D’ailleurs, on observe que les mouvements islamistes, alors même qu’ils n’avaient pas réellement pris part à la contestation, ont retrouvé une réelle capacité de rassembler les populations, notamment par le discours aguicheur d’un retour au calme et à la normalité (par exemple, d’Ennahdha en Tunisie et des Frères musulmans en Égypte). On peut alors se questionner sur l’avenir de la place politique de ces partis islamistes et de leur disposition à collaborer avec la population qui, on se le rappelle, était tout de même motivée à se soulever contre le gouvernement en place pour sa liberté.
10 ans plus tard : un retour des printemps arabes ? Bilan des contestations et difficulté d’une ‘exportation’ du phénomène
“La situation est décevante pour toutes les personnes qui ont vu dans les printemps arabes de 2011 une possibilité d’émancipation pour des peuples qui vivaient depuis des décennies sous des régimes autoritaires.”
Le constat de Stéphane Lacroix, professeur à Sciences-Po Paris, est clair : presque dix ans après le début des printemps arabes, les résultats sont plus que mitigés. Alors que les revendications des populations se sont fait entendre dans tout le Maghreb et le Proche et Moyen-Orient, elles n’ont connu que peu d’avancées sur le plan institutionnel. Celles-ci ont surtout été déterminées par un élément précis : la réponse aux contestations données par le régime. De la mise en place de politiques sociales à une répression armée violente et massive, ces réactions expliquent largement l’état dans lequel les pays concernés sont aujourd’hui. Eberhard Kienle, co-auteur de The Arab Uprisings: Transforming and Challenging State Power (I.B.Tauris, 2015), classe ces derniers dans trois catégories, définis par la situation actuelle de l’Etat et du régime politique du pays. Par exemple, la première catégorie désigne les pays où l’Etat et le régime n’ont été que très peu affectés par les contestations, celles-ci ayant été soit rapidement réprimées comme en Arabie Saoudite, soit calmées par des politiques sociales ou constitutionnelles, à l’image de la Jordanie ou du Maroc où le roi Mohammed VI présenta le 17 juin 2011 une réforme constitutionnelle censée réduire ses pouvoirs monarchique. Une deuxième catégorie regroupe les pays ayant connu une chute du régime sans toutefois perdre la stabilité de l’Etat : les Egyptiens ont fait tomber Hosni Moubarak avant que Mohamed Morsi, premier président élu, se retire face à la pression de l’opposition et surtout du général Abdelfattah Al-Sissi. La Tunisie elle, après la chute de Zine Abidine Ben-Ali, a consolidé son fonctionnement démocratique, ayant d’ailleurs porté Kaïs Saïd à la présidence lors d’élections anticipées en septembre 2019 après la mort du président Béji Caïd Essebsi. Enfin, E. Kienle évoque le cas des pays ayant subi la chute du régime mais aussi l’effondrement de l’Etat, donnant naissance à une situation générale catastrophique. Ainsi, nous pouvons aujourd’hui parler de guerre civile en Libye et en Syrie où les milices s’affrontent pour savoir qui contrôlera le plus de terres pour asseoir sa légitimité politique ; la menace de l’Etat Islamique et l’intervention plus ou moins directe de puissances étrangères ayant été des paramètres significatifs dans ces évolutions. Le Yémen correspond aussi à ce cas de figure, à l’heure où, d’après l’ONU, 75% de la population nécessite une aide humanitaire, “la pire situation du monde”.
Bien que ces situations soient généralement plus que mitigées, et à l’heure du bilan, la question est aussi à la diffusion des contestations sur le continent africain : y a-t-il eu par la suite d’autres ‘printemps arabes’ en Afrique ? Deux pays semblent répondre par la positive : l’Algérie et le Soudan. En effet, comme en 2011, un événement précis dans chacun de ces deux pays met le feu aux poudres des manifestations : ce sera l’augmentation du prix du pain et du carburant le 19 décembre 2018 par le gouvernement d’Omar el-Bechir, au pouvoir depuis 1989, et l’annonce de la candidature pour un cinquième mandat présidentiel d’Abdelaziz Bouteflika le 10 février 2019, au pouvoir depuis 1999. Par la suite, des manifestations massives tiennent ces pays en haleine, car même si le régime répond aux revendications premières (annulation de la candidature d’Abdelaziz Bouteflika et annulation de la hausse des prix), elles ne s’y réduisent pas. Les populations expriment un “dégagisme” fort, et leur volonté de se débarrasser de systèmes qui n’ont de démocratique que le nom et qui ont depuis longtemps abandonné le peuple, enlisé dans les crises économique et sociale du pays. Les deux mouvements algérien et soudanais ont leurs particularités, notamment sur le fait que ce premier se réclame de la “silmiya” (pacifisme, sans aucun doute lié au traumatisme de la guerre civile des années 1990) lorsque les contestations soudanaises virent 5 manifestants pro-démocratie tués par l’armée et les bâtiments du Congrès national incendiés. Cependant, ces révoltes se sont incontestablement influencées, s’inscrivant ensemble dans un mouvement plus général de quête de liberté et de justice à l’image des printemps arabes. Ainsi, après la démission d’Abdelaziz Bouteflika le 2 avril, les manifestations soudanaises s’intensifient et renversent, par le biais de l’armée ralliée, Omar el-Bechir neuf jours après.
Il serait cependant erroné de parler d’une exportation ou d’une généralisation des printemps arabes au continent africain. La région la plus concernée en Afrique reste le grand Maghreb, principalement parce que le continent lui-même est traversé par des dynamiques différentes : de par leurs caractéristiques ethniques, historiques, politiques et sociales, les pays du Maghreb ont plus en commun entre eux qu’avec les pays d’Afrique subsaharienne. Il faut souligner que ces derniers sont minés par des tensions et affrontements à base ethnique ou régionale qui expliquent entre autres la grande difficulté de mobilisation massive et générale des peuples dans des contextes de guerres meurtrières. Gardons néanmoins en tête les similitudes culturelles et identitaires qui existent de fait entre les pays africains et qui peuvent constituer des vecteurs de diffusion des contestations. L’Histoire ne se prédit pas, et peu sont les chercheurs et chercheuses à avoir vu en l’Algérie et le Soudan des terres de “printemps arabes” tardifs en 2019.
Il n’existe de toute façon pas de modèle de “printemps arabe”, pouvant se transposer d’un pays à un autre. Les printemps arabes sont les produits d’une époque, d’un contexte et d’un lieu particulier et ce pour chaque mouvement des pays, que l’on regroupe trop rapidement sous une même appellation comme s’ils étaient en tout point similaires. Au-delà d’un simple nom, il faut revenir à son essence même : le mouvement d’un peuple qui à un instant précis réaffirme sa souveraineté face aux excès de ses gouvernants, pour rappeler qu’il reste maître de son destin. Une quête de justice et de liberté qui ne saurait avoir ni maison, ni saison.
CHEMMAH Aïcha, étudiante en L2 Droit-philosophie et co-responsable du pôle rédaction.Mélissa A., étudiante à SciencePo Lille et membre de Carthago Nostrum
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