L’identification des Africains de l’Afrique francophone à leur consommation cinématographique
« Après un demi-siècle de militantisme, le cinéma africain tente finalement de devenir populaire, c’est-à-dire pertinent et accessible ». C’est ce qu’affirme Alexie Tcheuyap, professeur à l’Université de Toronto et spécialiste du cinéma africain et des dynamiques populaires. Le cinéma africain a véritablement émergé dans les années 1950. Il fut un outil d’action et de transformation sociale au service de la décolonisation. On peut prendre pour exemple la Fédération Panafricaine des cinéastes créée en 1969, ayant pour but d’œuvrer au développement du cinéma continental, un cinéma avant tout militant et nationaliste. Seulement, depuis les années 1990, la production cinématographique n’a cessé de chuter. L’économiste et sociologue du cinéma Claude Forest parle de « crise de la production » en Afrique. Il n’y a pas, selon lui, de vraie politique de développement de l’industrie cinématographique. Parallèlement, la consommation de cinéma et de séries, que nous traiterons dans cet article, se diversifie dans ses pratiques, en lien avec les évolutions numériques et la globalisation. Les nouveaux modes de consommation sont pour Alexie Tcheuyap le support de nouveaux genres diffusés, abordant des problématiques jugées plus partagées par une majorité de la population.
Dans le cadre de ces mutations, les analyses cinématographiques sur l’Afrique, déjà relativement peu nombreuses, se focalisent davantage sur des enjeux économiques. Or il est intéressant de déplacer la focale à un niveau social, à l’image de ce que tentent de faire certains sociologues depuis les années 1990. En gardant à l’esprit qu’il n’existe pas « un mais des publics » en Afrique, comme l’affirme le sociologue américain Emmanuel Ethis, il apparaît pertinent de s’interroger sur les relations, les proximités, les distances ou les contradictions entre les publics et leur consommation cinématographique.
Nous nous pencherons sur l’Afrique francophone. Les caractéristiques linguistiques, les histoires coloniales et post-coloniales des sociétés de l’Afrique francophone autorisent des comparaisons, notamment à propos d’éventuelles nouvelles formes de domination passant par le canal cinématographique. Le propos de cet article vise à articuler deux témoignages recueillis auprès d’habitants sénégalais aux caractéristiques sociales contrastées, servant d’illustrations ou de contre-point à l’analyse de sociologues spécialistes du cinéma en Afrique francophone. Notons qu’un problème de statistiques en Afrique francophone intervient dès lors que l’on s’intéresse à la consommation cinématographique, par manque de sources. Ainsi, il est difficile pour les chercheurs de faire des études exhaustives. C’est pourquoi les études localisées sont privilégiées, afin de resituer les logiques individuelles. La première personne enquêtée (Sujet A) est en classe de seconde. Elle réside dans la région rurale du Djolof, au cœur du Sénégal. Son père est directeur d’école primaire et sa mère est coiffeuse. Le capital social et culturel de ses parents est relativement élevé, notamment en raison du groupe socio-professionnel auquel appartient son père. La deuxième personne enquêtée (sujet B) est un septuagénaire retraité de Dakar, ancien cadre.
Les supports et la fréquence de consommation cinématographique en Afrique francophone s’élargissent dans le cadre de la mondialisation. Dans ce contexte, il s’agit d’analyser la demande des spectateurs, afin d’interroger son adéquation avec cet élargissement vers des films ou séries en partie internationaux. Surtout, nous essaierons de rendre compte de la représentation du quotidien, d’enjeux locaux et nationaux.
Quantifier les supports et les types de consommation : un ensemble diversifié de pratiques
« Est-ce que tu aimes le cinéma et les séries ? »
À cette question, le sujet A a répondu oui, tout en ne s’estimant pas la personne la plus compétente pour en parler. C’est ce profil de consommateur médian qui est intéressant pour notre étude. En revanche, le sujet B a répondu par la négative. Cela vient corréler l’explication de Claude Forest d’un délaissement du cinéma à l’âge adulte, et davantage si la fréquentation est faible ou nulle durant l’enfance, ce qui est le cas de l’enquêté.
En effet, Claude Forest met en avant plusieurs critères sociologiques de consommation cinématographique, qui se recoupent avec les entretiens individuels effectués. L’âge, constituant un véritable fossé générationnel, arrive en première position. Alexie Tcheuyap affirme que les jeunes de 13 à 30 ans regardent le plus de films ou de séries en Afrique francophone. Parmi les critères, on compte aussi le capital culturel, la zone d’habitat et le genre. De manière générale, des écarts importants de réponses aux questions posées ont été constatés entre les deux personnes interrogées.

« Quel support de consommation privilégies-tu ? »
Le sujet A comme le sujet B affirment que la télévision, regardée à haute fréquence, est largement plébiscitée pour visionner des films ou séries. Avec le téléphone portable arrivant en seconde position, plus lointaine dans le cas du sujet B, il s’agit de deux uniques supports de consommation des enquêtés.
En Afrique francophone, la télévision est devenue le support numéro un de diffusion. Cela est en particulier dû à l’extrême marginalisation des salles de cinéma, se concentrant dans les grandes villes. Alors que de la décolonisation aux années 1970, on comptait environ 75 cinémas en Côte d’Ivoire, 20 au Mali, 30 au Cameroun, 7 en Namibie et 15 en Guinée Bissau, les crises qui ont suivi ont nettement ralenti les investissements publics dans la culture et nombreuses sont les salles qui ont fermé. Le sujet B, qui ne s’est pas rendu au cinéma depuis vingt ou trente ans, signale à ce titre que la crise du COVID-19 n’a fait que révéler un mécanisme de fermeture enclenché depuis plusieurs décennies. Notons que pour Claude Forest, c’est plutôt la désertification des salles qui a entraîné leur fermeture et non l’inverse, notamment en raison de la précarité dans les villes.
« Regardes-tu davantage de films ou de séries ?»
Le sujet A a répondu regarder beaucoup de séries, tandis que le sujet B se montre désintéressé et critique vis-à-vis des séries et films, particulièrement locaux. Il se dit passionné de films documentaires et de chaînes d’informations internationales en continu, comme France 24.
En outre, avec les évolutions numériques, de plus en plus de chaînes télévisées, en partie internationales, sont accessibles. Alexie Tcheuyap évoque un boom des séries télévisées, particulièrement au Cameroun, en Côte d’Ivoire et au Sénégal. Les écrans qui se rétrécissent provoquent aussi un changement d’intrigues.
« Dans quelle langue de diffusion? – De quelle nationalité? »
Le sujet A regarde autant de programmes en français qu’en, wolof, langue dominante au Sénégal, alors que le sujet B regarde davantage de programmes en français. Cela ne se confond pas avec la nationalité des programmes, puisque les programmes sénégalais, plébiscités par le sujet A, sont parfois traduits en français. Cependant, il semble y avoir une corrélation avec la nature des programmes et leur ratio dans la consommation des enquêtés (chaînes d’informations, documentaires ou films et séries).
En Afrique francophone, les programmes sont diffusés en français ou dans la langue dominante nationale. Les pratiques semblent les plus diversifiées au sujet de la nationalité des films ou séries diffusées. Beaucoup de films étrangers sont programmés, en raison du peu d’offres nationales. Il s’agit de films d’action ou de romances d’Europe, d’Amérique (Etats-Unis, Venezuela, Colombie, Mexique) ou d’Asie du Sud-est. Alexie Tcheuyap explique que le but de ces productions à succès est l’évasion qu’elles procurent aux spectateurs. Paradoxalement, les films nationalistes auraient fait fuir l’audience vers des films étrangers. Or, la fascination pour les séries étrangères, à son paroxysme dans les années 1980-1990, avec des séries comme Dallas ou la série indienne Vaidehi en Côte d’Ivoire évoquant des histoires d’amour et d’héritages et dont les personnages principaux sont devenus des icônes, présentent des modes de vie différents de la majorité de la population africaine.

Etudier la demande des spectateurs : un poids de la censure et de l’auto-censure encore significatif ?
« Comment opères-tu la sélection de ton choix de programme ? Y a-t-il des programmes que tu t’interdis de regarder ? »
Le sujet A a évoqué à plusieurs reprises la telenovela argentine Kally’s Mashup, diffusée sur Gulli en France et en Afrique francophone, sur la chaîne Gulli Africa. L’intrigue de la série tourne autour de Kally Ponce, adolescente de quatorze ans, passionnée de piano. Mais, comme dit précédemment, le sujet A préfère les intrigues sénégalaises. Le sujet B, sans parler de ses choix personnels, a rendu compte de préférences pour certaines intrigues morales en fonction de la position sociale des consommateurs. Il a expliqué en ce sens que les femmes âgées d’environ soixante ans et plus, qu’il catégorise comme les « grandes dames », ont plutôt tendance à regarder des telenovelas. Le premier entretien vient contrebalancer ces propos. Les telenovelas, programmes d’Amérique latine aux intrigues de vengeance et de relations amoureuses, semblent davantage toucher un public féminin.
Or, en se faisant le reflet de la consommation de masse, les programmes étrangers sont parfois antagonistes des valeurs morales de certaines sociétés d’Afrique francophone, qu’elles soient urbaines ou rurales. Alexie Tcheuyap parle de « cultural invasion » [invasion culturelle] à ce sujet. Selon le professeur de littérature Manthia Diawara étudiant le cinéma Nollywood, cinéma nigérian, par ces consommations affichant un mode de vie ostentatoire, les africains font preuve de modernité et affirment leur appartenance à la classe moyenne. Cependant, cela diminue leurs possibilités de mobilité sociale et peut entraîner des confusions d’identité.
Néanmoins, l’offre en partie constituée de programmes internationaux se couple de séries et films locaux, parfois favorisés par les spectateurs. Mais, à la différence des films nationalistes n’ayant pas atteint la réceptivité du public tant par leur forme viriliste que par leur fond d’exaltation nationale, ces derniers s’appuient sur d’autres techniques et exploitent d’autres enjeux.
« Dans quel cadre regardes-tu des films ou séries ? »
Pour les sujets A et B, le cadre de la consommation est davantage familial et se fait sur des temps de loisirs, le soir ou le weekend. De fait, la consommation cinématographique est le lieu de socialisations intrafamiliales. Cela préfigure les attentes des spectateurs.
Ces dernières années, le public s’oriente davantage vers les comédies. Le but est avant tout la distraction.
À cela doivent cependant s’ajouter les contraintes de la censure et de l’auto-censure. En effet, jusqu’à la fin des années 1970, les gouvernements censuraient les programmes de manière importante. Par exemple, au Cameroun, le Ministère de l’Information et de la Culture organisait la diffusion de dix minutes d’actualités du Président de la République avant les films au cinéma. La censure est encore présente actuellement, à des degrés différents selon les régions. Enfin, plusieurs sujets demeurent tabous aux yeux des spectateurs, notamment en raison du développement de sectes religieuses. C’est par exemple le cas dans le domaine des relations amoureuses et sexuelles, bien que la diffusion de programmes internationaux, comme nous l’avons vu dans le cas des telenovelas, et l’influence de ces intrigues dans les programmes nationaux nuancent ce propos.
En retour, le cinéma et les séries jouent un rôle dans les sociabilités, au sens des interactions entre les individus et les groupes sociaux, qui peuvent avoir des répercussions sur la vision du monde des individus et de leur place dans la société.
Vers une plus grande considération de la représentation d’enjeux individuels et collectifs ?
« Quels sentiments t’évoquent les personnages que tu vois à l’écran ? »
On retient la réponse du sujet A, qui a évoqué des sentiments amoureux, paternels, maternels et amicaux. On peut alors s’interroger sur l’universalité des émotions partagées par les programmes, qui peut questionner un présupposé de non identification directe aux programmes consommés.
En effet, le sentiment d’identification individuel des africains francophones est conditionné par les obstacles que nous avons vus précédemment. En ce sens, Guy Jérémie Ngansop, journaliste camerounais spécialiste du cinéma, s’exprime ainsi en 1987 à propos du cinéma camerounais : « Les héros des films auxquels les jeunes Camerounais veulent s’identifier en portant leurs noms sont pour ainsi dire des modèles, des stars qui suscitent leur admiration : Zorro avant-hier, Bruce Lee hier et aujourd’hui Rambo. ».
Cependant, les programmes, lorsqu’ils sont locaux, s’appuient sur des réalités tangibles, partagées par les spectateurs. Par exemple, la série C’est la vie, regardée par le sujet A et très appréciée des jeunes sénégalaises, est une série nationale créée par Marguerite Abouet en 2015 et diffusée à la télévision et sur les réseaux sociaux. Ayant un but éducatif, elle aborde des thématiques liées à la santé, à la sexualité et aux droits des femmes. Son intrigue se déroule à Dakar, dans un centre de santé.

Pour Alexie Tcheuyap, le « repositionnement » des réalisateurs, progressif et disparate, traite de préoccupations sociales et culturelles quotidiennes. Ces programmes font ensuite l’objet de discussions entre amis, dans le cas du sujet A.
« Est-ce que les films et séries que tu regardes évoquent des questions politiques et sociales nationales? »
Par ailleurs, le cinéma et les séries peuvent représenter des enjeux locaux ou nationaux. Si nous avons vu que la comédie était le genre privilégié ces dernières années, elle n’est pas sans cacher un regard critique sur les sociétés. Par exemple, la série sénégalaise Idole, citée par le sujet A, aborde notamment le thème de la corruption au gouvernement. Alexie Tcheuyap définit sous l’expression « postnationalist African cinema » [cinéma africain post-nationaliste] le cinéma des années 2000, encore à petit budget, dont le but est de subvenir aux besoins sociaux et culturels d’une audience jusque là négligée, à travers des thèmes variés comme la santé, le chômage, ou la polygamie, sous un regard emprunt d’humour. En complément de ces films et séries à petit budget, des projets européens visent à ce même objectif de représentativité. À la fin des années 1990, l’Agence intergouvernementale de la Francophonie a initié un projet visant à promouvoir les films africains de façon à y exposer le public. Cela s’est matérialisé par Le Cinéma Numérique Ambulant (CNA), une ONG, qui s’est déplacée au Cameroun, au Burkina Faso, au Mali, au Togo, au Sénégal et au Bénin, en proposant un film par mois à des communautés rurales.

Aussi, au Gabon, un partenariat de Kanal 7 et de TV5 Monde Afrique a abouti à la traduction de la série française Parents Mode d’Emploi en version gabonaise, en 2016. Certaines de ces productions connaissent un succès continental et international. Elles engendrent un nouvel habitus de consommation.
Ainsi, si le sentiment d’identification des africains de l’Afrique francophone à leur consommation de cinéma et de séries s’insère dans des contraintes matérielles, historiques et culturelles et dans des rapports de domination globalisés, les perspectives d’évolution tendent à certaines réappropriations des enjeux susceptibles de se refléter dans les réalités des consommateurs.

Bibliographie
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