L’Afrofuturisme : un outil de pouvoir et de réinvention pour l’Afrique
L’afrofuturisme : qu’est-ce que c’est ?
Un courant esthétique afro-américain
L’afrofuturisme est un courant artistique et esthétique qui naît aux Etats-Unis dans les années 1920 avec la Renaissance de Harlem, un mouvement d’entre deux-guerre culturel noir américain visible dans les arts créatifs. Il combine plusieurs genres dont le réalisme magique, la science-fiction ou encore la cosmologie. Cependant, ce concept ne peut être résumé de façon aussi succincte.
Cette appellation apparaît pour la première fois sous la plume de Mark Dery, un universitaire américain dans Black to the Future : Interviews with Samuel R Delany, Greg Tate and Tricia Rose en 1994. Il définit le concept comme : « l’appropriation de la technologie et de l’imagerie de la science-fiction par les afro-américains (…) l’appropriation équivaut à arracher à l’Empire ses outils informatiques froids et hostiles, afin de se les accaparer pour les changer en armes servant la résistance de masse ». Ce courant n’a pas attendu d’être nommé pour exister. Déjà, en 1968, le roman de science-fiction Nova écrit par Samuel R. Delany racontait les exploits d’un héros d’ascendance sénégalaise au 4ème millénaire. La voix du jazzman afro-américain Sun Ra à partir des années 1970 avec l’Arkestra (son orchestre) et leur esthétique cosmique faisaient résonner l’afrofuturisme en invitant les afro-américains à établir une colonie dans l’espace.
Capture d’écran Clip « Space is the Place » Sun Ra 1974.
Un outil d’émancipation face à l’afropessismisme
D’après la définition de Mark Dery citée plus haut, le mouvement consiste pour les afro-Américains à s’approprier une esthétique et un imaginaire. À partir des années 1990, l’afrofuturisme est mobilisé comme outil décolonial et émancipateur. C’est un moyen pour penser un avenir, créer un imaginaire et porter un regard dystopique et critique à l’égard du passé. Selon cette vision, le blockbuster Black Panther a vu le jour en 2018 et a permis d’imaginer un royaume africain dominant sur le monde par sa technologie, maître de ses propres ressources et surtout qui n’a jamais été colonisé.
On retrouve l’idée d’un refuge. Le mouvement afrofuturiste ouvre un monde aux possibilités infinies qui permet de créer sa propre narration et interprétation dans un espace complètement libre et affranchi des barrières que l’on retrouve dans nos sociétés. Rappelons que le mouvement voit le jour aux Etats-Unis dans un contexte où le racisme est palpable. Le concept fait office d’échappatoire, d’outil de pouvoir et de contrôle sur son avenir ou encore d’opposition à l’afropessimisme. Un regard catastrophique porté sur l’Afrique et ses “malédictions” regroupant famines, aléa naturels, épidémies, guerres et corruption avec l’idée parfois que ses blocages sont entretenus par les africains eux-mêmes; qui s’intensifie lors de la parution du livre de l’agronome René Dumont : L’Afrique est mal partie en 1962.
Mais cette définition et le concept même de l’afrofuturisme est remis en question. Léonora Miano, une écrivaine d’origine camerounaise en fait une critique : «Dans afrofuturisme, c’est le terme futuriste qui me dérange. Le futurisme, c’est un courant littéraire européen qui a des codes bien particuliers. Je ne crois pas qu’il suffise de mettre « afro » ou autre chose devant pour que la notion perde son identité. Moi je n’ai pas envie d’imaginer que l’Afrique n’a pas été colonisée, qu’elle n’a pas connu les déportations transatlantiques ni les traites transsahariennes. L’Afrique existe précisément sous le nom “Afrique” parce que ces événements ont eu lieu. Je n’ai pas envie de fuir mon histoire, ce qui m’intéresse surtout aujourd’hui, c’est voir ce que je peux en faire». De plus, nombreuses sont les œuvres afrofuturistes qui omettent le passé historique de l’Afrique et des peuples noirs. Pourtant ce passé est la raison même de ce courant et fait partie de l’identité africaine et noire. Alors pourquoi s’en séparer ? C’est le choix qui a été fait par l’auteure, en renversant le sujet d’actualité de la migration, dans son roman Rouge impératrice (2019). Elle imagine un État utopique africain appelé Katopia presque entièrement unifié où les Sinistrés de l’Europe sont venus trouver refuge. Ainsi, elle s’appuie sur l’Histoire pour réfléchir sur un futur politique africain.
L’afrofuturisme et l’afropolitanisme (Achille Mbembe)
Dans la revue Politique Africaine intitulée Blackness en 2014, Achille Mbembe dépeint le tableau de la réflexion africaine et diasporique sur ce qu’il appelle « la condition nègre » dans le cadre de l’afrofuturisme.
L’afrofuturisme mettrait en échec l’humanisme occidental, un mouvement intellectuel qui naît en Italie à la Renaissance (XVe – XVIe siècles) dans lequel l’Homme et son épanouissement sont placés au centre de la doctrine et où des valeurs humaines jugées universelles sont admises. Le Nègre, confondu par sa race, se retrouve à l’écart de cette histoire humaniste en étant considéré comme « l’Autre de l’humain ». Pourtant, son histoire en fait intégralement partie et les esclaves africains sont de « Véritables « soutiers » de la modernité, en conjugaison avec la multitude d’autres anonymes, [ils] sont au cœur des forces quasi cosmiques libérées par l’expansion coloniale européenne à l’aube du XVIIe siècle et par l’industrialisation des métropoles atlantiques au début du XIXe siècle ».
En ce sens, « Prenant appui sur la littérature fantastique, la science-fiction, la technologie, la musique et les arts performatifs, l’afrofuturisme tente de réécrire cette expérience nègre du monde en termes de métamorphoses plus ou moins continues, d’inversions multiples, de plasticité y compris anatomique, de corporéalité au besoin machinique ». Comme le fait la réalisatrice Wanuri Kahiu avec son court-métrage de science-fiction kényan Pumzi (2009), 35 ans après la Troisième Guerre mondiale ayant pour cause la raréfaction de l’eau.
En parallèle, se développe le concept identitaire de l’afropolitanisme qui met en rapport le cosmopolitain et l’africain en faisant référence aux identités noires hors de l’Afrique. On retrouve des afrodescendants partout dans le monde que ce soit aux Amériques, en Europe ou en Asie du Sud. L’afropolitanisme est le fruit d’un métissage entre la culture africaine et les autres cultures. Il s’agit donc d’une forme d’identité transnationale et d’expérience plurielle de l’Afrique.
Le mouvement afrofuturiste en Afrique
Afrofuturism or Africanfuturism ?
L’utilisation du terme afrofuturisme peut être remis en cause et beaucoup d’artistes ne s’identifient pas à ce concept. Ainsi, Nnedi Okarafor, une auteure américaine d’origine nigériane, invente le terme africanfuturism. Elle en donne la définition suivante dans son blog : “L’Africanfuturisme est similaire à “l’Afrofuturisme” dans le sens où les Noirs du continent et de la diaspora noire sont liés par le sang, l’esprit, l’histoire et l’avenir. La différence est que l’afrofuturisme est spécifiquement et plus directement enraciné dans la culture, l’histoire, la mythologie et le point de vue africains, puis se ramifie dans la diaspora noire, et ne privilégie ni ne centre l’Occident.”. En ce sens, l’africanfuturism se distingue par son ancrage et sa proximité avec les traditions africaines.
Pour qualifier les projections futuristes sur le continent africain, on parle de futurisme africain. Ce courant est composé de deux branches :
- Celle de la science-fiction dans laquelle on retrouve des auteurs tels que Nnedi Okarofor citée plus haut avec son livre Qui a peur de la mort ou encore Tomi Adeyemi avec Children of Blood and Bone.
- Celle d’un mouvement de réflexion sur l’avenir de l’Afrique dans laquelle on prend en compte la situation actuelle de l’Afrique où l’on retrouve Felwine Sarr avec l’essai Afrotopia et Léonora Miano avec son roman Rouge impératrice.
Présentation d’artistes africains
Pour conclure cet article, je vous propose de vous présenter le travail de quelques artistes qui s’inscrivent dans le courant afro-futuriste. J’ai choisi de qualifier ces artistes d’afrofuturistes car l’africanfutrism est un courant plus jeune et moins popularisé. Beaucoup de ces artistes se qualifient et sont qualifiés d’afrofuturistes tout en ayant conscience de leur ancrage africain.
Olalekan Jeyifous for Ikire Jones : Africa 2081 A.D
Olalekan Jeyifous est un designer et un artiste d’origine nigériane qui a travaillé avec Wale Oyejide, un créateur de mode et musicien nigéro-américain à l’occasion du lancement de sa ligne de vêtements pour homme de sa marque Ikere Jones.
Son travail repose entre autres sur la mise en exergue des contradictions qu’il voit dans les villes des pays en développement, avec comme source d’inspiration principale l’une des plus grandes villes au Nigéria : Lagos. Ces contradictions sont mises en avant dans son projet « Shanty Megastructures » en 2016 dans lequel il juxtapose des quartiers riches et convoités de Lagos à des structures verticales représentant les communautés pauvres et marginalisées de la ville.
Ibaaku
Ibaaku est un artiste musicien sénégalais qui mélange l’électro, le hip-hop et les rythmes traditionnels dioula comme on le voit dans son titre Djula Dance.
Kabiru Cyrus
Cyrus Kabiru est un artiste plasticien et peintre d’origine kényane. Il attire l’attention avec son projet C- STUNNERS dans lequel il crée des lunettes originales faites avec des déchets.
Lina Iris Viktor
Lina Iris Viktor est une artiste visuelle anglo-libérienne qui fait des portraits et autoportraits de stature royale africaines.

Étudiante en 3e année de double licence économie-géographie à Paris 1
Coordinatrice de la rubrique Revue de presse.
Bibliographie
OLALEKAN, J.Ikire Jones: Africa 2081 A.D. OLALEKAN JEYIFOUS. http://vigilism.com/Ikire-Jones-Africa-2081-A-D.
IKIRE, J. https://ikirejones.com/heritage
LAMB, K. (2016). Okayafrica: Ikiré Jones Challenges Perceptions Of African Men w/ ‘After Migration’. Okayplayer. https://www.okayplayer.com/news/ikire-jones-oka-after-migration-editorial.html
MATSINDE, T. (21 fevrier 2018). Africa and The Resurgence of Afrofuturism. Shoko Press. http://www.shokopress.com/africa-and-the-resurgence-of-afrofuturism/
DIBONDO, D. (14 décembre 2018). IBAAKU, ALIEN AFROFUTURISTE VENU D’AILLEURS. Nothing but wax. http://nothingbutthewax.com/culture/ibaaku-alien-afrofuturiste-venu-dailleurs/7338/#:~:text=Ibaaku%20est%20un%20hybride%20qui,tombe%20amoureuse%20de%20cet%20humain.
FLINOIS, L. (10 novembre 2018). Lina Iris Viktor, prêtresse afro-futuriste. BeauxArts. https://www.beauxarts.com/vu/lina-iris-viktor-pretresse-afro-futuriste/
Lumières d’Afriques. Cyrus KABIRU.http://www.lumieresdafriques.com/fr/artist/cyrus-kabiru-2/
Mbembe, Achille. “Afrofuturisme et devenir-nègre du monde”, Politique africaine, vol. 136, no. 4, 2014, pp. 121-133.
Okorafor, Nnedi. “Africanfuturisme Defined”, 29 mars 2021, http://nnedi.blogspot.com/2019/10/africanfuturism-defined.html
Lagarde, Yann. « L’Afrofuturisme, une esthétique de l’émancipation”, France Culture, 06/09/2019.
Awondo, P. (2014). L’afropolitanisme en débat. Politique africaine, 4(4), 105-119. https://doi.org/10.3917/polaf.136.0105
“Qu’est-ce que l’Afrofuturisme et comment peut-il changer le monde ?”, One.org, 25 mai 2018
Au pays du baobab. “Afrofuturisme et futurisme african : quelles différences ?”, aupays du baobab.com, 03/04/2021
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