Le chaâbi est un genre musical qu’on ne présente plus en Algérie. En effet, il s’agit de l’un des plus populaires du pays. Fêtes religieuses, baptêmes ou encore mariages, il accompagne les Algériens tout au long de leurs vies. Pour plusieurs c’est une musique capable de faire oublier la misère, la faim et la soif.
Le genre est issu d’une cristallisation du brassage culturel présent sur le territoire. Il mélange des inspirations du rythme andalous avec des textes venant du “melhoun” qui désigne la poésie populaire du Maghreb.
Le terme “chaâbi” signifie “populaire”, il vient du mot “chaab” qui signifie “le peuple”. Cependant l’utilisation du mot “chaâbi” en tant que dénomination pour ce type de musique s’est instauré seulement après l’indépendance de l’Algérie (1962). C’est un genre d’inspiration citadine qui fait partie intégrante du patrimoine algérien et qui a vu le jour dans le fin fond de la Casbah d’Alger au début du XXème siècle.
Il est bien connu, la musique adoucit les mœurs et cela est plus que nécessaire quand on subit un système colonial violent. Le peuple algérien a été sujet à une dévalorisation de sa culture et de son histoire. Nous pouvons voir ce genre musical comme une résistance forte étant un vecteur d’identité essentiel. Ainsi, nous allons comprendre comment le chaâbi, l’hymne de la Casbah, s’illustre comme le porteur des revendications du peuple.
Des origines diverses et multiples
La Casbah d’Alger, le fief du chaâbi

La Casbah est un quartier emblématique de la capitale algérienne. Habitée depuis l’Antiquité, elle a successivement été occupée par les amazighs, romains, carthaginois, turques et espagnols. Le quartier est très animé car il est le théâtre de manifestations de rues de musiciens et possède un historique esprit festif. C’est alors dans ce lieu, au début de XXème siècle, que le chaâbi voit le jour. Sa naissance est le résultat d’un mariage entre des paroles venant de chants religieux et de rythmes arabo – andalous.
La musique arabo – andalouse était déjà une influence majeure dans la musique algérienne, mais cette dernière était plutôt réservée aux couches supérieures de la société. Le chaâbi, lui, est l’émanation de la classe moyenne. Une première génération d’artistes qui sont des enfants de la Casbah, souvent issus des campagnes kabyles, vont populariser le genre. Cette musique se joue en soirée dans les patios. Ils chantent l’amour du pays, la plainte ancestrale et chants traditionnels accompagnés d’instruments à percussion et d’instruments à vent.

Le personnage de Hadj Mohammed El Anka
La paternité du chaâbi est attribuée à El Anka, aussi surnommé le “Cardinal du chaâbi”. Grâce à lui, le genre a été enseigné au Conservatoire municipal d’Alger en 1957. Il a permis au style musical de se populariser en formant les musiciens qui vont faire vivre cette musique. Toutes les grandes figures du style sans exception reconnaissent qu’El Anka a été leur maître, leur modèle et l’exemple qu’ils ont suivi assidûment durant toute leur carrière.
Il a lui-même été l’élève du grand Cheikh Nador et lui succède dans l’animation de fêtes dans les années 1920. Sa production musicale a permis de moderniser le chaâbi, toujours teinté de l’héritage andalous et des traditions locales. El Anka introduit également la mandole qui apporte des sonorités plus vives dans les orchestres.
Considéré comme le plus grand interprète du genre, il permet une promotion de cette musique auprès du peuple. Il conquit les travailleurs, artisans et commerçants de la Casbah qui se réunissaient pour le voir jouer dans son café attitré, le café Malakoff. Pour faire face aux difficultés économiques et aux humiliations civiques de l’Algérie des années 50, les citoyens ont trouvé dans l’expression musicale un moyen de vivre leur identité. Coiffé de sa chéchia rouge (coiffure cylindrique au drap rouge), El Anka faisait vibrer le peuple avec une littérature poétique et des leçons de sagesse. Il forme les futures ténors de la discipline comme El Hachemi Guerouabi, El Ankis et Amar Ezzahi qui vont conquérir les publics et les salles.

Rôle militant de la musique
Le chaâbi, une arme en temps de guerre
L’année 1954 marque le début du conflit armé d’une Algérie qui réclame son indépendance. Le pays, qui a été une colonie française depuis 1830, va s’adonner à un long combat qui va être vécu comme une révolution par son peuple.
La Casbah, déjà connue pour être un creuset de militantisme et de résistance national, va devenir un des bastions du Front national de Libération. En effet, ses ruelles étroites et nombreuses planques aident à la clandestinité du mouvement. Elle devient un lieu central du conflit avec la bataille d’Alger en 1957, où pendant 10 mois les militants du FLN combattent les parachutistes français.
Face à la gravité du contexte politique, les artistes s’arrêtent de jouer afin de participer à l’effort de guerre. Mais d’autres vont être instrumentalisés par le FLN pour infiltrer les fêtes des quartiers dit “européens”. Ainsi, les performances de chaâbi étaient l’occasion de passer des codes et mots de passe déguisés en paroles ou encore d’échanger des lettres ou des armes. Par exemple, en 1956, El Anka chantait Acheki Fi Khnata qui était en fait un message pour les Algérois qui savaient que “khnata” signifiait “indépendance”.
Un autre moyen de participer à l’effort de guerre pour les habitants de la Casbah était d’organiser des fêtes dans le quartier afin de masquer les réunions des militants du FLN. C’était une façon de barrer la route aux militaires français lors des contrôles.
Pendant ces heures sombres, il était compliqué de se produire. Mais la chanson continue d’occuper une place très importante dans le rejet de l’oppression et dans l’affirmation d’un patriotisme culturel.
Le 3 juillet 1962, après plus de 7 ans de guerre et 132 ans de colonisation française, l’indépendance est officiellement proclamée. Le pays entier se réjouit et recommence à chanter. C’est ce même 3 juillet 1962, à minuit, que le Cardinal El Anka entonne un morceau pour la première fois dans la Casbah d’Alger. Véritable hymne de victoire, ce morceau s’intitule El Hamdoulilah (« Merci mon Dieu »). Il remercie Dieu pour l’indépendance de son pays devant une foule triomphante.
« Louange à Dieu, le colonialisme n’existe plus dans notre pays »
C’est tout le pays qui a recommencé à chanter et le chaâbi est demandé de tous les côtés : théâtres, maisons de disques, performances privées.
Des revendications qui traversent la Méditerranée
« Le chaâbi vit et s’enrichit, tout en restant liée à sa source la plus lointaine »
Bachir Hadj Ali
Le chaâbi a été, depuis sa création, un miroir des mœurs du peuple algérien et suit les mutations de la société. Il est un témoin de l’évolution de la société et il traite ainsi de nouveaux thèmes au fil du temps.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, un flux important d’immigration algérienne se fait en direction des métropoles françaises, c’est de cette manière que la musique du peuple voyage. Ces migrations sont motivées par la recherche de travail, mais l’intégration est compliquée pour ces hommes qui sont vus, pour la plupart, comme une simple force de travail docile et déplaçable. Ils vont cependant contribuer à l’exportation du chaâbi.
Nous avons alors la naissance un chaâbi moderne où on entend un nouveau vocabulaire, plus direct et accessible. Les instruments se modernisent également avec des orchestres qui utilisent le violon, le piano, le synthé ou encore le luth.

Ces artistes immigrés sont vus comme des “passeurs culturels” qui vont participer à la vie culturelle et à la scène artistique française. Cependant, ils ne vont pas avoir accès aux salles françaises. Pour contrer cet obstacle, ils vont se produire dans des cafés et participer à l’essor des cafés – concerts qui vont être des chambres d’écho aux musiques d’Algérie. C’est dans ces endroits, qui représentaient un lieu de sociabilité fort dans les métropoles, que va se jouer cette musique venue du Maghreb. Des artistes issus de la diaspora vont s’y produire comme Cheikh El-Hasnaoui et Slimane Azem.
Un des artistes de cette modernisation est Dahmane El Harrachi. Installé en France en 1949, il se rend rapidement compte du décalage entre la réalité de l’immigration et une partie du répertoire chaâbi. El Harrachi va alors faire partie de ceux qui vont adapter et moderniser le genre. Ses paroles et mélodies le font apprécier du grand public, il crée un nouveau langage musical. En s’accompagnant du banjo avec des textes qui mêlent un aspect moral et social, ses musiques vont parler à toute une génération de maghrébins.
Avec sa voix rocailleuse, il va évoquer des thèmes qui vont être récurrents dans le chaâbi. Il casse des tabous avec un lexique de la vie de tous les jours et en utilisant des métaphores. Dans Ya El Hadjla, il évoque l’amour entre un homme et une femme en utilisant l’image de la pie et du chasseur. Il chante son mal du pays en décrivant la beauté de la capitale algérienne dans Bahdja beida. Harrachi parle également de la trahison et de la condition humaine avec Ach dani nkhaltou. Mais son titre le plus populaire reste Ya Rayah (« Le voyageur »). Chanson intemporelle parlant la condition d’un exilé dans laquelle l’artiste évoque les misères de cet exil en s’adressant à celui qui s’en va.
« Toi le voyageur, où vas-tu ? Tu t’épuiseras et reviendras. Combien de gens peu avisés l’ont regretté avant toi et moi »
Dahmane El Harrachi propulse le chaâbi avec ce titre. Il sera ensuite remis au goût du jour en 1998 par Rachid Taha et également repris par ce dernier dans l’album “1,2,3 Soleil” en compagnie de Faudel et Cheb Khaled.
Le répertoire d’El Harrachi est constitué d’environ 500 chansons dont il est l’auteur. Très apprécié du peuple, il modernise le chaabi et a eu droit à sa première grande scène lors du Festival de la Musique maghrébine qui s’est tenu à la fin des années 70 à la Villette.
Le chaâbi moderne, teinté de sagesse, adopte une position de sociologue et d’éducateur et nous avertit des vices de la société. Aujourd’hui, il s’est imposé comme un genre incontournable du patrimoine algérien, présent chez chaque génération de jeunes Maghrébins. C’est un signe très fort de la culture algérienne et reste la voix du peuple.

Sources :
Bousbia Safinez (réalisatrice), film documentaire El Gusto (2012)
Ouabbas Mourad (réalisateur), Alame Farah (réalisatrice), film documentaire Thawratou El Harrachi (La révolution d’El Harrachi)
Hadj Ali Bachir, «El Hamdou li Allah» du 3 Juillet 1962 à la Casbah de l’Alger Républicain, consulté le 20/03/2022, disponible avec le lien http://www.alger-republicain.com/El-Anka-et-la-tradition-Chaabi.html
Mohellebi Aomar, «El Anka, le maître des Chouyoukh» issu de L’Expression, consulté le 20/03/2022 , disponible avec le lien https://www.lexpression.dz/culture/el-anka-le-maitre-des-chouyoukh-337926
Article Chaâbi algérien de Wikipédia, consulté le 15/03/2022, disponible avec le lien http://fr.wikipedia.org/wiki/Cha%C3%A2bi_alg%C3%A9rien
Fiche intermusées Cité nationale de l’histoire de l’immigration – Musée d’art et d’histoire du judaïsme: « Quels bouleversements identitaires après l’exil ? Juifs d’Algérie et immigrés algériens en France »
« La chanson maghrébine de l’exil en France. 1950-‐1970 », Écarts d’identité, n° spécial, Aralis, Génériques, juillet 2009.
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