Selon le célèbre proverbe d’Aristote, “la musique adoucit les mœurs”. La danse des paroles sur fond de sons aurait ainsi la vertu d’apaiser ses auditeurs, de marquer directement les coutumes d’une société. En tant qu’instrument de communication de la pensée au même titre que les arts visuels, la musique se démarque par son accessibilité. Que ce soit une musique instrumentale ou l’œuvre de chanteurs réputés, un morceau de musique est très facilement envoûtant. Écouter une chanson, répéter ses paroles, c’est adhérer, dans une certaine mesure, à l’univers qu’elle porte, de manière consciente ou inconsciente.
De tous les temps, la musique a été éminemment politique. Parfois, la musique fait bien plus qu’adoucir les mœurs, elle les contrôle.
Le concept de nation se distingue de celui du pays en ce qu’il implique la conscience d’une unité et la volonté de vivre en commun. Une nation transcende les particularismes locaux et appelle à la convergence des mœurs. Après les indépendances de 1960, les nouveaux Etats africains deviennent, du jour au lendemain, des Etats démocratiques, dotés de constitutions qui en attestent. Si pour beaucoup d’entre eux, cette indépendance a été l’aboutissement de mouvements nationalistes, la construction d’une identité nationale a été un défi pour les nouveaux dirigeants.
Au Zaïre, Mobutu Sese Seko qui succède par force au père de la nation Patrice Lumumba était conscient de ce défi dès 1965 et son règne sur son pays jusqu’en 1997 a été marqué de différentes stratégies de revendications de sa légitimité en tant que « Guide », « Sauveur » et Zaïrois, telles que la propagande culturelle. Afin d’asseoir sa légitimité dans le cœur de ceux qui devaient désormais s’appeler mutuellement « citoyens » et de les convaincre de leur dépendance sur lui, Mobutu et son parti le Mouvement populaire de la Révolution ont eu recours à « l’animation politique », en plus de la censure habituelle des médias. Le contrôle de la pensée ne fut pas l’apanage du régime de Mobutu car il se retrouve dans beaucoup d’autres régimes totalitaires mais ce qui fait sa particularité a été l’approche active consistant à élaborer ses propres chants et à les imposer à son peuple. Son approche n’était pas seulement négative, par le biais de la censure, mais proactive.
Le culte de la personnalité et son érection en figure spirituelle salvatrice n’ont pas été introduits dès son accession au pouvoir. Il fallait au départ revendiquer une unité nationale par la politique de l’authenticité avant de se montrer, enfin, comme le garant suprême de cette unité, en faisant parfois appel à des artistes populaires tels que le compositeur, chanteur et musicien, Franco Luambo.
La revendication de l’unité nationale
« C’est lorsqu’un peuple peut dire et communiquer ce qu’il ressent dans son for intérieur, lorsqu’il peut chanter et danser, qu’il est heureux. »
Mobutu s.d. III : 72
L’actuelle République démocratique du Congo connaît des transformations symboliques sous Mobutu qui, après trente ans, finissent par se concrétiser.
Dès 1972, Mobutu entame sa politique de l’authenticité. Son discours en 1965 se limitait encore au nationalisme économique mais change lorsqu’il commence à rechercher une révolution culturelle. L’authenticité signifiait l’abandon de l’héritage colonial dans toutes ses formes et la renaissance nationale. Le pays devient République du Zaïre, les noms authentiques se substituent aux noms chrétiens, l’abacost remplace les costumes occidentaux, les femmes sont sous l’obligation de s’habiller en trois pièces et les pantalons leur sont interdits. L’authenticité visait à associer le passé à un présent-futur imaginaire, ce qui signifiait recourir à l’authenticité culturelle afin de construire une identité nationale, moteur du développement économique.
Pour communiquer ces idées, le parti unique, le MPR, utilise un ensemble de méthodes dont l’animation politique. Elle pouvait prendre différentes formes : le chœur en mouvement ou « Kake », les sketchs et les ballets folkloriques. Le Kake réunissait entre 50 et 500 chanteurs-danseurs en rangs et en colonnes, vêtus d’uniformes faisant référence au Zaïre, à Mobutu ou au MPR. Leurs prestations duraient entre deux et trois heures et consistaient en des chants interactifs entre un soliste et les chœurs. L’animation politique était un ensemble réfléchi alliant instruments, vocaux, chorégraphies qui invitait ses spectateurs à mémoriser les chants qui, eux aussi, chantaient la gloire du parti et du Zaïre. Cette invitation était plutôt une obligation notamment dans les écoles, hôpitaux et même entreprises du secteur privé, auxquelles était déléguée la responsabilité de la propagande politique. Ces mises en scène étaient diffusées à la télévision nationale au début pour six heures par jour puis à partir de 1976, après l’introduction officielle du « mobutisme » en 1974, pour une durée pouvant atteindre douze heures par jour.
Ils l’avaient bien compris, la musique, tout comme l’eau, est protéiforme. Elle peut ainsi s’infiltrer dans toutes les sphères. Ainsi, des chants éminemment politiques rythmaient des fêtes, les heures de travail, la radio et la sphère familiale. Chaque jour, des écoliers étaient tenus de consacrer des heures à cet exercice patriotique, au détriment des heures d’enseignement.
Ainsi, le peuple Zaïrois chantait et dansait, le tout aux ordres de Mobutu et de son parti, mais contrairement à ce que le premier préconisait, l’animation politique était reçue comme la plus haute humiliation. Ainsi, dans la fameuse Lettre Ouverte au Président de la République, un manifeste signé en décembre 1980 qui fut plus tard considéré comme le coup d’envoi des demandes de réformes démocratiques sous Mobutu, l’auteur s’indigne « Que n’avons-nous pas fait, durant ce temps, pour vous être utile et agréable ? Chanter, danser, animer, bref, nous sommes passés par toutes sortes d’humiliations, toutes les formes d’avilissements que même la colonisation étrangère ne nous avait jamais fait subir. »
L’animation politique présentée comme un outil de partage de messages de fraternité et de solidarité, d’exhortation au travail et à la discipline était en réalité beaucoup plus un hommage forcé et permanent au Guide, Mobutu.
Garantie par « Mobutu le Sauveur »
Mobutu n’était pas le père de la nation congolaise. Il n’avait pas conduit son peuple à l’indépendance mais semblait déterminé à le conduire à son apogée en tant que nation zaïroise. Pour asseoir sa légitimité et maintenir son parti au pouvoir, il se présentait comme une figure messianique, un envoyé de Dieu pour le Zaïre. Il s’adressait au peuple par différents canaux, l’animation politique mais aussi des artistes dont la voix était déjà légitimée par lui. Il brouille ainsi les pistes en faisant des vecteurs de la fonction adoucissante de la musique des vecteurs de sa philosophie.
Tabu Ley, un des grands artistes congolais, a lui-même eu à parler du régime dans ses titres. Il n’est pas clair si ses chansons étaient réellement commandées par le régime ou s’il s’était contenté de décrire la réalité, en bon observateur.
Dans « Cent ans à Mobutu » (1966), il évoque la longévité du régime de Mobutu.
« Nous avons accordé cinq ans à Mobutu
Nous avons ajouté sept ans à Mobutu
Finalement, nous disons cent ans à Mobutu
[…] À bas les crocos, nous te souhaitons cent ans
À bas les méchants, nous te souhaitons cent ans
À bas les vendus, nous te souhaitons cent ans »
S’étant exilé en 1988 avant de retourner en 1997 pour se lancer dans la politique, il serait sûrement inexact de le taxer de chantre du pouvoir. Cependant, dans « Révolution-Comparaison », il se montre clément envers le parti, mais étant en 1968, il se place bien avant la dictature.
« Mouvement Populaire de la Révolution / Joseph Mobutu, c’est lui le fondateur/ Tout le monde s’est réconcilié dans le pays/ Ils doivent créer une communauté/ Il a créé le MPR qui est vigilant »
Dans « Objectif 80 » (1967), il semble reprendre l’appel du MPR :
« Le rendez-vous c’est aujourd’hui C’est l’Objectif 80 et le Salongo/L’indépendance économique par le Nouveau Régime/Exige que nous construisions/Le MPS est aussi là/Venez pour nous rassembler près de Mobutu frères »
A l’opposé, Franco Luambo, qualifié de principal rival de Tabu Ley à cette époque écrit « Candidat Na Biso Mobutu » pour sa campagne en 1984. Il reprend très explicitement le programme du parti. Luambo écrit aussi « Lumumba, héros national » à la demande de Mobutu, dont il serait proche, afin de faire oublier son implication dans sa mort et gagner les faveurs du peuple.
Néanmoins, il n’en fut pas moins emprisonné pour certains morceaux jugés de mauvais goût par le parti, ce qui le pousse à s’exiler quelque temps en Europe.
Il semble que les artistes n’étaient jamais entièrement à la solde du pouvoir ou du moins qu’ils étaient poussés à s’en extraire au fur et à mesure que la dictature se renforce à un tel point que le contrôle des idées s’intensifie. Tout comme les écoliers et les travailleurs étaient contraints à assister à l’animation politique, les artistes devaient eux-aussi, dans une certaine mesure payer leurs tributs.
Ils n’étaient pas indispensables car Mobutu pouvait atteindre le peuple par d’autres moyens, notamment en s’arrogeant une légitimité spirituelle. Le chant « Djalelo », chanté par les foules pour accueillir Mobutu lors de ses apparitions publiques, illustre parfaitement cela. Répondant à l’appel de l’animateur du MPR, la masse devait répondre « Djalelo ee Mulopwe Mobutu », qui signifierait « aujourd’hui nous allons regarder le roi Mobutu ». Le caractère répétitif et interactif du chant, dont les paroles se déclinent en diverses louanges à la gloire de Mobutu, contraint à l’allégeance.
Les symboles ne sont jamais anodins. Qu’il s’agisse du drapeau national, de la devise ou de l’hymne national, ils véhiculent les idéaux d’une nation qui résultent nécessairement d’une volonté délibérée. Au Togo, par exemple, Eyadema rend symboliquement au peuple togolais l’hymne “Terre de nos aïeux” en 1992, qui avait été remplacé par l’hymne du parti unique le Rassemblement du peuple togolais, alors qu’il est confronté à des mouvements massifs de grève et de contestation depuis 1990.
Aussi violent que le mot puisse paraître, la propagande est et a toujours fait partie de la vie politique, elle ne fait que varier en agressivité ou en subtilité. Sans l’ombre d’un doute, la musique permet d’allier subtilité et contrôle par la capacité envoûtante de ses mélodies. Aujourd’hui, certains se commémorent l’époque de Mobutu ou imaginent la vie entre 1965 et 1997 dans l’actuelle RDC avec une certaine nostalgie ou, tout au moins, en portant le deuil d’un espoir perdu. Ils semblent passer sous silence les données socio-économiques parce que l’imaginaire construit autour de Mobutu invite à cette cécité. La musique adoucit les mœurs mais parfois aussi afin de mieux les dominer.

Bibliographie :
White, Bob W. « L’incroyable machine d’authenticité : l’animation politique et l’usage public de la culture dans le Zaïre de Mobutu ». Anthropologie et Sociétés 30, no 2 (2006) : 43–63. https://doi.org/10.7202/014113ar
Tshingi, Kueno ND. Cérémonies et fêtes à Kinshasa depuis l’époque coloniale. Karthala, 1999. http://www.cairn.info/fetes-urbaines-en-afrique–9782865379286-page-65.htm.
Onyumbe, TSHONGA. « Tabu Ley: un musicien congolais ». Annales Aequatoria 18 (1997): 435‑69.
https://www.nova.fr/. « Six morceaux pour comprendre Franco Luambo, pacha de la rumba congolaise – Radio Nova ». Consulté le 18 mars 2022. https://www.nova.fr/news/six-morceaux-pour-comprendre-franco-luambo-pacha-de-la-rumba-congolaise-24953-16-10-2019/.
Langellier, Jean-Pierre. Mobutu. Perrin, 2017.
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