La scolarisation en Afrique de l’Ouest Française

« L’école de la soumission, de la compromission, de l’équilibre à tout prix » propos portés par Guy Ossito Midiohouan professeur à l’Université d’Abomey-Calavi au sujet de l’école coloniale de Gorée. A travers cet article l’équipe du Journal d’ESMA propose aux lecteurs un saut dans l’histoire autour de la genèse des écoles coloniales en Afrique Occidentale Française. Période aussi appelée “âge d’or” de l’Histoire de France, il convient de revenir sur ces écoles qui ont été les laboratoires de la mission civilisatrice par la formation des enfants des élites locales censées à terme épouser l’idéologie coloniale de la dite “grande nation” dans les colonies. Ces écoles ont pour but de civiliser, transmettre des savoirs occidentaux par le biais d’une pédagogie occidentale au détriment des systèmes éducatifs et traditions locales. Souvent l’objet de fantasmes et embryon des élites africaines au zénith de la domination coloniale mais aussi à l’aube des indépendances, décortiquer son fonctionnement permettrait d’avoir un point de vue plus éclairé sur la question.
DE L’ÉDUCATION TRADITIONNELLE À L’ENSEIGNEMENT COLONIAL

Le système éducatif africain repose sur une transmission orale des savoirs balisé par des stages initiatiques et des rites de passage. Seules les communautés musulmanes d’AOF sont lettrées. Au Sénégal, l’enseignement commence à l’âge de six ans généralement et les enfants quittent le foyer familial pour rejoindre le groupe des “talibés”, élèves des marabouts qui deviennent leur responsable dit “serigne”, dans un “dara” qui est un campement pour la jeunesse. En effet, les marabouts sont considérés comme des sages, des savants sur tous les éléments de la vie quotidienne et sur la “charia”, la loi coranique. Quant aux élèves, ils sont astreints au travail dans les champs du “dara, lisent et mémorisent des versets coraniques sans traduction. Il n’est pas nécessaire de questionner ou de comprendre ces versets dans cet enseignement mais de les transmettre.
Les européens, de leur côté privilégient leur modèle éducatif vecteur de “civilisation” au détriment de l’éducation traditionnelle. Leur politique éducative vise à prolonger la domination coloniale chez les élites locales provoquant un processus d’acculturation de l’indigène. En effet, les justifications humanitaires de cette entreprise servent à rendre légitime et même nécessaire cette action. Par ce processus d’acculturation et d’incorporation de la culture occidentale, le pouvoir colonial parvient à briser les pouvoirs locaux, les assujettir et former les nouvelles générations aux codes culturels de cette dernière. Les fils des chefs sont visés par l’administration coloniale pour devenir des soutiens de poids, et quatre écoles leur sont réservées en AOF. Ici les programmes éducatifs visent à former des ressources humaines répondant aux besoins économiques des colons. Premièrement l’enseignement de la langue française est généralisé en 1922 en AOF et AEF (Afrique Equatoriale Française), elle est un levier de domination puisque c’est la langue des colons, elle facilite l’implantation territoriale et le contrôle des élites locales qui incorporent cette langue. William Ponty, gouverneur de l’AOF exposait en ces termes sa vision de l’enseignement primaire « l’enseignement doit avoir un double but, il doit être premièrement : l’instrument le plus efficace de notre œuvre civilisatrice, imposer aux indigènes cette idée qu’ils peuvent et doivent améliorer leurs conditions de vie. Deuxièmement : être pratique, servir au développement économique des colonies du groupe ». La majorité des enseignements dispensés sont en faveur des filières professionnelles (travaux agricoles et manuels), les filières générales étant soumises à des grandes restrictions. Il y aurait l’idée que l’enseignement d’un esprit critique propre aux filières générales peut constituer un danger pour le colonisateur. Enfin, il est possible d’observer la présence du stéréotype de l’indigène fainéant, à responsabiliser pour qu’il améliore ses conditions de vie. “(…) les Européens craignaient surtout que l’enseignement ne devienne un outil pervers, permettant aux Noirs de s’élever dans la hiérarchie sociale et éventuellement de devenir la source d’une contestation de l’ordre établi et de la domination blanche” selon Elikia M’Bokolo.
Le gouverneur Ernest Roume en 1913 fixe par un arrêté l’enseignement en AOF et créé l’école normale d’instituteurs de Saint-Louis qui forme des interprètes et des fils de chefs. Fondée sur l’île de St Louis en 1855 par le général Louis Fadherbe, déplacée sur l’île de Gorée en 1913, l’école est rebaptisée “Ecole Normale William Ponty” en 1915, et est à nouveau déplacée à Sébikotane en 1937. L’établissement forme principalement des instituteurs, des médecins et des agents de l’administration de l’AOF au nombre de 2000 selon l’Institut Fondamental d’Afrique Noire dans le but de former des élites indigènes favorables à l’administration coloniale.
SYSTÈME ÉDUCATIF PUBLIC ET AUTRES FORMES D’ENSEIGNEMENT

L’enseignement primaire élémentaire est composé des “Écoles du village”, “Ecoles régionales” et “Écoles Urbaines”
L’école du village ouverte par le lieutenant Gouverneur Général du Sénégal sert de point de contact avec la population avec un recrutement quantitatif. Elle compte au moins 40 élèves et dispense des cours élémentaires et des cours préparatoires dans des cases en argile ou bambou dotées d’un mobilier modeste (un tableau noire, une armoire à fournitures scolaires, une table et une chaise pour le maître). Les élèves habitant loin de l’établissement ont droit à une bourse (entre 0,10 et 0,50 francs par jour sachant qu’un 1kg de pain vaut entre 0,30 et 0,60 francs) variant par rapport au coût de la vie de la localité et vivent chez des parents.
L’école régionale qui comprend un internat, un réfectoire, deux pileuses de mil, et un dortoir où on dort avec une natte à même le sol. Ici le recrutement est qualitatif pour drainer les meilleurs élèves des écoles rurales et de les préparer aux écoles d’apprentissage, aux cours normaux et commerciaux.
L’école urbaine est composée d’élèves dont l’apprentissage du français est acquis et les parents auxiliaires de l’administration coloniale et sont installés à Saint-Louis, Rufisque, Dakar et Gorée. Au Sénégal les écoles de filles sont situées à Gorée, Dakar, Saint-Louis, Zinguinchor et Gourdiagne, mais le système éducatif des filles est peu développé en raison du manque d’intérêt du colonisateur et des traditions qui placent la femme au foyer et la marient très jeune. Il arrive parfois qu’elles soient scolarisées par des religieuses où l’éducation paraît être de qualité en raison des supposées bonnes mœurs qui sont transmises.
L’enseignement des missionnaires et des marabouts concurrence celui de l’administration coloniale qui cherche à les court-circuiter.
Tout d’abord, l’enseignement des missionnaires est financé par l’administration coloniale et vise principalement les établissement primaires. Leur programme s’inscrit dans une logique d’évangélisation des populations locales qui sont musulmanes ou animistes. Puis, on trouve des écoles privés dites « d’initiative africaine » où l’on développe un enseignement religieux musulman. Dans les années 1920 et 1930 elles se diffusent en AOF et pour ouvrir un établissement privé il faut faire une demande d’autorisation auprès des autorités coloniales, faire l’objet d’un contrôle et recevoir une aide financière. Progressivement les écoles privent doivent rapprocher leurs programmes et la qualification de leurs enseignants sur les modèles de l’école publique. En 1905, afin de contenir l’influence des marabouts, un arrêté rappelle la loi de 1857 non appliquée portant obligation pour les marabouts de demander l’autorisation au Lieutenant-Gouverneur pour ouvrir une école et d’envoyer, s’il existe une école publique française à proximité, leurs élèves pendant deux heures au moins par jour ou encore de former des instituteurs coraniques qui seraient favorables à l’influence française.
L’enseignement du français fait l’objet des critiques et d’oppositions. Les travaux manuels identifiés à ceux des castes inférieures contrarient les élites. Les parents ne souhaitent pas envoyer leurs enfants à l’école dans l’espoir d’une promotion sociale pour qu’ils se retrouvent au champ. Ils sont déçus que l’enseignement français ne promeuve pas socialement leurs enfants. Ce sont quelques éléments qui expliquent en partie la résistance de l’éducation maraboutique où 1 385 écoles sont dirigées par 1 385 marabouts regroupant 11 451 élèves. La langue arabe est mise en avant pour favoriser l’apprentissage de l’islam. En effet, les marabouts constituent un réel contre-pouvoir pour avoir la prise en charge exclusive de l’éducation des enfants et parviennent à dissuader les parents d’envoyer leurs enfants à l’école étrangère.
LE CORPS ENSEIGNANT
Les enseignants sont au début de l’oeuvre coloniale des religieux qui sont progressivement remplacés par des maîtres européens détachés de la métropole pour le ministère des colonies et sont affectés par un Lieutenants-Gouverneurs. Ils viennent souvent de provinces de la métropole et sont désireux de promotion sociale et de voyage à travers ce poste dans la colonie. Leur solde est comprise entre 3600 à 6000 francs, le double d’un instituteur de métropole. Les femmes institutrices ont droit au même niveau de solde et parcours de carrière contrairement en métropole.
En raison de leur difficile adaptation aux moeurs de la colonie, de son climat et du poids de leur solde, l’administration coloniale, d’une part, leur accole des interprètes ou anciens élèves et, d’autre part, créé en 1903 une École Normale au Sénégal qui forme des “indigènes qualifiés” à transmettre les enseignements du colonisateurs à ses semblables. Ces enseignants indigènes perçoivent une solde comprise entre 1500 à 4 000 francs, une mesure dont l’efficience dépasse celle des instituteurs de métropole. De plus, l’avantage de ce statut permet une certaine ascension sociale et provoque l’engouement des populations francisées de la côte à vouloir éduquer les populations de l’intérieur des terres. En 1904 on passe de 3 candidats admis à l’Ecole Normale et en 1911 ils sont 33 à être admis. Puis, en 1913 on le nombre d’enseignants sénégalais est de 75 contre 38 enseignants européens alors qu’il est de 28 contre 57 en 1904. Avoir des “indigènes” qui enseignent à d’autres “indigènes” permet une perméabilité de la communication et une meilleure incorporation des programmes.

LA PÉDAGOGIE
L’utilisation du français consiste à répéter mot par mot ce que dicte l’instituteur, l’arithmétique porte sur les opérations commerciales ou encore la pratique des activités agricoles dans le jardin de l’école où chaque élève possède un carré de terre et bénéficie des récoltes (choux, navets, haricots nains etc). Le but étant de témoigner du succès des savoirs occidentaux par ces nouvelles méthodes, les diffuser et créer des liens affectifs entre les localités et la puissance coloniale. Les mémoires d’Amadou Hampâté Bâ L’enfant peul témoignent de cette pédagogie “J’écoutais attentivement et répétais après les autres, m’appliquant à bien retenir les paroles même si je n’en comprenais pas le sens(…)”Mon cahier ressemble à mon livre… mais il est moins épais…Il est plus mince…Il est rectangulaire…Sa couverture est en carton…C’est une feuille épaisse de couleur…Mon cahier a trente-deux pages”. Cet enseignement bouleverse les rapports sociaux entre les individus et leur histoire. Sur les rapports sociaux les mémoires d’Hampâté Bâ viennent éclairer le sujet “Le maître se leva et nous conduisit au dernier rang de la classe. Il me fit asseoir à l’avant dernière place et Madani à la dernière (…) Pourquoi m’avait-on placé avant Madani, fils du chef du pays, et pourquoi Daye Konaré, l’un de ses captifs était au premier rang ? (…) Madani est mon prince monsieur. Je ne peux pas me mettre devant lui.” Quant à l’histoire il s’agit d’inculquer aux élèves que la puissance coloniale a résolu les instabilités locales passées pour installer un ordre pacifique grâce à sa puissance et sa générosité.

RÉSULTATS : LE CAS PRATIQUE DU SÉNÉGAL
Le nombre d’écoles connaît une croissance fulgurante au début du XXe siècle. En 1903 on dénombre 9 écoles, puis 41 en 1913 dont 29 en brousse, 903 en 1904 et 3758 en 1913. L’inspecteur primaire du Sénégal, Courcelle, confirme que sur 481 élèves recensés 256 ont choisi une profession manuelle, 104 dans le commerce, 86 ont poursuivi des études françaises et 35 dans l’administration. Chez les filles on obtient des résultats médiocres, l’enseignement étant resté sur la côte et le recrutement en chute, 553 élèves en 1904, 256 en 1913. Seuls 4014 élèves sont scolarisés en 1913 sur une population de 1 200 000 habitants.
Bien qu’elles soient l’instrument d’une “entreprise civilisatrice” les écoles coloniales françaises ont paradoxalement constitué l’embryon des nouvelles élites africaines qui ont porté la question des indépendances.
Sources
https://www.courrierinternational.com/article/senegal-lecole-ponty-fabrique-des-elites-coloniales-labandon
https://www.persee.fr/doc/rfp_0556-7807_1972_num_20_1_1816
https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2014-3-page-71.htm
https://www.jeuneafrique.com/124924/archives-thematique/retour-william-ponty/
Elikia M’Bokolo Histoire et civilisations du XIXe siècle à nos jours, AUF, 1992.
Amadou Hampâté Bâ, Amkoullel, l’enfant peul 1992.

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