
Interview d’Abdoulaye Sylla, doctorant en droit public à l’Université Paris Nanterre dont la thèse s’intitule “Droit International et Constitutions dans les Etats post-conflits”
Propos recueillis par Marie Desplains et Jessica Elonguert, rédactrices du Journal d’ESMA.
“On a d’abord besoin d’alphabétiser toute la population illettrée en mettant en place une éducation de masse efficace, en vue de montrer le chemin de la lumière aux peuples africains”. D’ailleurs, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 rappelle dans son préambule que “l’éducation est un droit fondamental pour tous, femmes et hommes, à tout âge et dans le monde entier”, aujourd’hui, en Afrique, en moyenne 70% de la population ne dispose pas de bases en matière de lecture, d’écriture et de calcul. Donc, l’analphabétisme est l’un des plus grands obstacles à surmonter pour le développement et l’épanouissement du continent africain. Pour ce faire,l’éducation doit être au centre des politiques africaines.
Après avoir étudié à l’université de Sonfonia Conakry en Guinée, son pays natal, il est doctorant à l’université Paris Nanterre et considère que l’éducation est au coeur du développement de l’Afrique. C’est pourquoi il a accepté de contribuer à ce numéro du journal d’ESMA qui porte sur l’éducation en Afrique.
Équipe d’ESMA
Monsieur Sylla, bonjour. Vous êtes doctorant en droit public à l’Université Paris Nanterre. De prime abord, votre thèse porte sur quoi ?
Abdoulaye Sylla
Bonjour Mesdames, mon sujet de thèse s’intitule “Droit international et Constitutions dans les États post-conflits”.
Équipe d’ESMA
Quelle définition vous donneriez au terme “éducation” ?
Abdoulaye Sylla
Sur le plan africain, l’éducation peut être appréhendée de deux manières. Premièrement, l’éducation moderne consiste à aller à l’école (héritée de la colonisation). A ce niveau, l’éducation de base consiste à apprendre à lire, à écrire et à calculer, alors que l’éducation poussée vise l’apprentissage des sciences (philosophiques, mathématiques, naturelles, littératures, etc.) en vue d’une spécialisation résultant de la maîtrise du domaine concerné.

Deuxièmement, l’éducation traditionnelle, plus vaste que celle moderne, prend en compte tous les autres facteurs et vecteurs sociaux, économiques, sportifs, culturels, (…) de transmission des valeurs et réalités africaines d’une génération à une autre; peu importe que ces vecteurs soient d’ordre structurel ou informel. Mémoire vivante du continent et des sociétés, les griots et les sages par exemple, avaient un rôle fondamental dans la transmission des connaissances ancestrales. C’est dans cette optique qu’Ahmadou Hampâté Bâ disait: “en Afrique, un vieillard qui meurt est comme une bibliothèque qui brûle”. D’où la nécessité de consigner, dorénavant, notre histoire et nos valeurs.
Équipe d’ESMA
Pouvons-nous considérer que les politiques éducatives africaines tiennent compte des réalités locales et des traditions ou bien tentent-elles de s’en éloigner ?
Abdoulaye Sylla
Le premier problème, en la matière, est lié au complexe d’infériorité qui hante les Africains eux-mêmes. En effet, certains élèves voire même certaines familles considèrent mieux l’école moderne par rapport à l’école traditionnelle qui est quasiment et malheureusement laissée pour compte aujourd’hui. Or, Leopold Sedar Sanghor disait que « la vraie civilisation est d’abord enracinement puis déracinement ». A contrario, ce serait également une erreur de se cloîtrer uniquement dans l’école traditionnelle en ignorant la technologie qui est devenue un phénomène planétaire, ne serait-ce qu’à travers l’exemple des GAFA. Ainsi, le second problème concerne la solution à mettre en place pour faire face à cette situation. Pour moi, le brassage culturel et la complémentarité entre les écoles moderne et traditionnelle demeure l’ultime solution. En prenant uniquement en compte l’école moderne, on abandonnerait notre identité africaine, car on sait d’où vient cette école. En s’engouffrant uniquement dans la tradition aussi, on se fait dominer par les autres qui maîtrise la technologie, puis le monde. De nos jours, la puissance d’un État se détermine par la puissance et la maîtrise de sa technologie: il s’agit, en quelque sorte, de la puissance de son esprit.
Équipe d’ESMA
Pouvez-vous nous décrire la culture africaine ?
Abdoulaye Sylla
La culture africaine est difficile à décrire vu qu’elle est à la fois singulière et plurielle. La singularité de la culture africaine réside dans sa particularité ou sa spécificité par rapport aux autres continents. Certaines valeurs, dont la gérontocratie fondée sur le respect des aînés, se perdent dans de nombreux continents tandis qu’en Afrique elles constituent un important héritage culturel. Mais, il est bon de préciser que la culture africaine est aussi plurielle, en ce qu’il y a autant de peuples (Mandé, Peul, Zoulou, Sérère, Mossi, Berbère, Arabe, etc.) que de cultures. Ce qui fait de l’Afrique un continent multiculturel. Cela est également valable pour certains États plurinationaux comme le Mali.
Équipe d’ESMA
Vous avez parlé des griots et de l’histoire qu’ils transmettent, pouvez-vous nous en dire plus ?
Abdoulaye Sylla
Oui. Qualifiés de “sac à parole”, les griots étaient importants dans les sociétés africaines. Ils connaissaient l’histoire des sociétés, des tribus, des castes, (…) et ils la racontaient à l’occasion des cérémonies. Ils inculquent la bravoure et la sagesse aux chefs (Rois, Empereurs, etc.). Ils empêchaient les conflits en disant aux belligérants qu’ils étaient frères et qu’ils n’avaient aucune raison de se battre: les griots réconciliaient les peuples. Pour ce faire, ils se servaient des proverbes, des devinettes, des légendes, des contes, des énigmes, du sanakouya, etc. Ces éléments sont pleins de moralité et d’humour. Les jeunes générations apprennent beaucoup à l’occasion des cérémonies traditionnelles.
Équipe d’ESMA
Selon le modèle Colley, il y a trois niveaux d’apprentissage qui concourent dans la vie de chaque être humain. Un apprentissage “formel” dispensé dans un contexte organisé et structuré, un apprentissage dit “informel”, qui s’acquiert par les activités de la vie quotidienne et pour finir l’apprentissage “non-formel” qui se trouve dans les activités exercées intentionnellement mais qui se diffèrent de l’école. Nous aimerions savoir, ce que vous pensez de ce modèle si on devait le calquer sur la situation africaine ?
Abdoulaye Sylla
Pour moi, il n’y a que deux types d’apprentissage: formel et informel. Concerne le troisième type d’apprentissage, je l’intègre directement dans l’apprentissage informel. J’appelle “apprentissage formel ou structurel”, les enseignement qui s’effectuent dans un cadre structuré, hiérarchisé, évaluable et sanctionné par un diplôme; alors que l’apprentissage informel peut être associer à différents facteurs de la vie en société. Les contes que les personnes âgées racontaient à leurs enfants, autour du feu, les soirs, permettaient de développer l’esprit, l’intelligence de l’enfant, ou le courage. De même, nous devons reconnaître l’importance des religions développant une certaine moralité.
Équipe d’ESMA
D’ailleurs, pensez-vous que les nombreuses écoles religieuses aient un lien ou non avec la perte de la culture africaine dont vous parliez ?
Abdoulaye Sylla
Ma position, sur ce point, est mitigée. Prenons comme exemple la question des prénoms. Les prénoms authentiques des africains ont presque disparu aujourd’hui. Les prénoms comme Abdoulaye, Amadou, boubacar, Aissatou, Fatoumata et autres sont, en principe, musulmans, alors que les prénoms comme Jean Paul, Jacqueline, Marie, Robert, Pascal et autres sont, en principe, chrétiens. Ils proviennent d’ailleurs. On peut s’en défaire comme Mobutu l’a fait au Zaïre ou les garder. L’important est de se connaître soi-même. On est humain avant la race, tout comme on appartient à la race avant la religion. Donc, l’humanité doit prévaloir sur les particularités.
Équipe d’ESMA
D’ici à 2050 : 1 milliard d’Africains seront des jeunes -donc en âge d’étudier- ce qui représente 1 africain sur 2, et 1 enfant sur 3 ne pourra pas terminer le 1er cycle de l’enseignement secondaire. À l’heure actuelle, en Afrique subsaharienne, par exemple, 85% des enfants scolarisés ne maîtrisent pas correctement les compétences minimum en lecture et en mathématiques. Dès lors, face à un constat pareil, quel est l’enjeu principal ?
Abdoulaye Sylla
Un pays ne peut se développer que si sa population n’est pas alphabétisée. Et comme dans chaque État les choses se planifient; alors, il faut planifier et coordonner nos politiques éducatives et investir dans la lutte contre l’analphabétisme, synonyme d’obscurantisme. Aucun développement durable n’est possible dans l’obscurantisme. Savoir lire et écrire est nécessaire voire indispensable pour un développement durable. La première étape du développement consiste à alphabétiser et à professionnaliser sa population. D’où mon cri de coeur à l’encontre des dirigeants africains: montrez le chemin de la lumière à vos peuples respectifs via une alphabétisation massive de qualité.
Équipe d’ESMA
On semble pourtant avoir conscience de ces enjeux étant donné les nombreux forums qui sont organisés comme le forum mondial sur l’éducation qui s’est tenu à Dakar en 2000 et où les objectifs pour l’année 2015 étaient de faire en sorte, notamment, que tous les enfants aient la possibilité d’accéder à un enseignement primaire obligatoire. Or comme nous l’avons vu avec les quelques chiffres, que devons-nous dire de l’efficacité de ces forums ?
Abdoulaye Sylla
Il est normal que nous organisions des forums de ce type. Ils sont importants pour la sensibilisation des dirigeants, pour qu’ils comprennent l’enjeu de la responsabilité qui leur incombe en matière éducative. Néanmoins, c’est aux Etats eux-mêmes de prendre les choses en main et de mettre en place des mesures concrètes. L’exemple du Rwanda mérite d’être cité à niveau. Il faut non seulement reconnaître que l’analphabétisme est un fléau, mais aussi avoir la volonté politique de lutter contre ledit fléau. C’est ce qui manque à certains États africains.
Équipe d’ESMA
La situation que nous avons décrite s’amplifie dès lors qu’un pays est en conflit. Que pouvez-vous nous dire de ces situations pour l’éducation ?
Abdoulaye Sylla
Les peuples africains, déjà en retard, doivent éviter, à tout prix, la guerre, qui deviendra, certainement, une circonstance aggravant leur retard. Les conflits armés comportent des effets néfastes incalculables. La guerre détruit les acquis de la société et peut même remettre en cause son avenir. Certains enfants, par exemple, censés être à l’école, se retrouvent dans des champs de batailles et deviennent des “enfants-soldats”. Cela constitue encore une source de conflits éventuels. Si le jus contra bellum est respecté, le jus post bellum ne coûtera plus cher à la communauté internationale. Descartes ne disait-il pas que la recta ratio est chose la mieux partagée au monde?
Équipe d’ESMA
Les Etats africains mettent en place des solutions à travers des politiques éducatives comme celles par exemple de mettre en place une réglementation plutôt stricte qui pousse, contre l’objectif, de nombreux établissement à ne pas se déclarer. Pensez-vous que les politiques éducatives sont trop complexes ?
Abdoulaye Sylla
Je ne suis pas d’accord avec cette idée. Pour moi, on doit se soumettre au droit de son pays, si on est un bon citoyen. Et lorsqu’on constate que ce droit n’est pas juste, il existe des outils qui nous permettent de le signaler. Quand l’Etat pose des conditions, si vous ne les remplissez pas, vous pouvez entreprendre des initiatives mais vous ne devez pas aller à l’encontre des règles. Prenons l’exemple des “écoles maisons” en Guinée. Votre voisin peut, du jour au lendemain, transformer ma maison en école. Cela suscite de nombreuses questions : qu’est-ce que ces écoles enseignent ? Est-ce que leurs enseignements correspondent au standard national ? Quelle est la qualité de ces enseignements ? Malheureusement, tout cela affaiblit le système éducatif lorsqu’il n’y a pas de suivi.
Équipe d’ESMA
Dès lors, que pouvons-nous faire ?
Abdoulaye Sylla
En ce qui concerne le système éducatif, je considère qu’il y a trois étapes majeures. La première consiste en la revalorisation des budgets alloués à l’enseignement par rapport aux autres secteurs comme la défense. Changer les politiques budgétaires est nécessaire. La deuxième étape est celle d’éradiquer la corruption. On a besoin de suivre l’argent, l’État doit être attentif grâce à une cour des comptes et des missions d’inspections incorruptibles. La troisième étape consiste à combattre l’impunité. Il faut juger directement ceux qui commettent des actions contre la loi ou le système éducatif.
Équipe d’ESMA
Justement, pensez-vous vraiment que dans des États dits instables les habitants puissent se rebeller ?
Abdoulaye Sylla
Bien sûr que oui. Prenez l’exemple du Brésil. Deux chefs d’Etats ont été destitués et arrêtés pour corruption. On ne doit pas donc perdre espoir même si aujourd’hui, en Afrique, lorsqu’il y a une “Haute Cour de Justice” cela ne fonctionne pas puisque personne n’est jamais jugée. On a en fait besoin de changer politiquement les choses.
Équipe d’ESMA
Que pouvons nous dire de l’influence de la jeune diaspora pour le continent ?
Abdoulaye Sylla
ll est évident que la fuite des cerveaux est une grande perte pour l’Afrique. Pendant l’esclavage, ce sont nos bras valides qui étaient déportés en Amérique. Pendant la colonisation, ce sont nos ressources et nos matières premières qui alimentaient les usines du colonisateur. Et maintenant que les États africains sont théoriquement indépendants, ils laissent leurs cerveaux partir sans revenir. J’entends certains jeunes de la diaspora africaine dire qu’il n’y a pas de travail en Afrique. Ils oublient qu’en tant que jeunes, ils peuvent entreprendre par eux-mêmes. L’entrepreneuriat jeune permet aux jeunes d’être autonome vis-à-vis de l’État. Ensuite, les diplômés des écoles occidentales sont bien souvent prioritaires sur le marché du travail de leur pays d’origine. Enfin, le coût de la vie n’est pas trop cher en Afrique. Donc, les États africains doivent avoir une politique par rapport à la gestion des cerveaux du continent.
Équipe d’ESMA
Quand vous dites que certains jeunes de la diaspora ont possiblement un avantage sur le marché du travail, considérons-nous qu’il y a une valeur différente entre les diplômes africains et les autres ?
Abdoulaye Sylla
Non. Une licence obtenue ailleurs n’est pas supérieure à une licence obtenue en Afrique. C’est le complexe d’infériorité, les conditions d’acquisitions et la compétence des diplômés eux-mêmes sur le terrain qui créent la différence entre les diplômes.
Équipe d’ESMA
Et le fait que certains dirigeants aient des diplômes étrangers : est-ce un problème ?
Abdoulaye Sylla
Non, pas forcément. Ce n’est pas un mal en soi. Prenons l’exemple de la Chine. Les Chinois partent dans les pays développés pour se former et prendre le meilleur du pays dans lequel ils ont étudié. Cela ne les empêche pas de garder le “côté positif” de leur propre culture. C’est ce que j’appelle le brassage culturel, indispensable à la mondialisation, et c’est là, probablement, l’une des causes qui expliquent le fait que la Chine est aujourd’hui la seconde puissance économique du monde.
Équipe d’ESMA
Quel rôle peuvent jouer les TIC dans les défis de l’éducation en Afrique ?
Abdoulaye Sylla
Vous savez que le numérique a révolutionné le monde. Comment pouvons-nous atteindre cette étape importante du développement si nous ne sommes pas passés correctement par les autres étapes ? On a d’abord besoin d’alphabétiser toute la population, de mettre en place une éducation de masse. Par la suite, il faut développer le secteur secondaire pour électrifier nos États, industrialisés la transformation de nos matières premières et développer nos États. Cela va dans l’intérêts des États développés eux-mêmes confrontés par des vagues d’immigrations.
Sources
Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, le texte fondateur de l’éducation pour tous de 1990.
Rapport sur le forum mondial sur l’éducation de Dakar.
Article de l’Association pour le développement en Afrique du 12/10/18.
La génération d’apprenant 2016.
Rendre des comptes en matière d’éducation tenir nos engagements, Rapport mondial de suivi sur l’éducation 2017/2018. Unesco


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