« Jadis, le Ciel était proche de la Terre, si proche que les hommes ne pouvaient se déplacer que courbés, et ne se nourrissaient que de bouts de ciel qu’ils déchiraient sans avoir à tendre le bras. Dieu, qui vit dans le Ciel, était ainsi parmi les hommes.
Un jour, la jeune fille d’un chef, décidant qu’elle ne voulait plus faire comme le reste des hommes, regarda la Terre au lieu du Ciel pour se nourrir et choisit des graines qui s’y trouvaient. Elle dut alors se fabriquer un mortier et un pilon afin de moudre ses graines, mais à chaque fois qu’elle abattait son pilon, les graines lui résistaient. Elle le leva alors de plus en plus haut, pour l’abattre avec de plus en plus de force, jusqu’à toucher le Ciel et Dieu.
Pour éviter les coups de pilon, Dieu et le Ciel s’éloignèrent. N’ayant toujours pas assez d’amplitude, la jeune fille demanda à Dieu de s’éloigner encore, ce qu’il fît. Les grains lui résistant toujours, elle finit par lancer son pilon dans l’air. Dieu, outré, s’éloigna une bonne fois pour toutes, si loin qu’il ne put plus entendre la voix des hommes.[1]
Depuis ce temps, les hommes se tiennent debout et se nourrissent de ce que leur procure la Terre : le mil. Dieu ne se montre plus aux hommes comme il le faisait pour régler leurs palabres. Pour s’adresser à lui, les hommes eurent recours aux esprits des ancêtres et à ceux de la nature, laissant leurs palabres sous l’autorité des anciens. Avec le temps et l’éloignement, les hommes oublièrent Dieu pour ne plus s’adresser qu’aux esprits. »
On retrouve des mythes de l’éloignement de Dieu dans de nombreux endroits sur Terre, comme le mythe mésopotamien de l’éloignement du dieu An. Le mythe de la pileuse de mil ainsi présenté est trouvé au Cameroun et chez les Pygmées, le premier mettant l’accent sur la souffrance de l’homme et les seconds sur la faute de la jeune fille. Si la forme change selon la région, la version pygmée présentant le retrait du Ciel/Dieu comme une demande de la jeune fille et la version camerounaise comme un départ volontaire d’un Dieu agacé de l’activité de la fille, la portée et le fond ne varient que peu.
Le mythe témoigne d’un monothéisme originel qui serait à antérieur aux cultes et religions, notamment aux cultes africains indigènes. Il n’est en outre pas sans rappeler celui de la Chute du jardin d’Éden dans la Bible, et à raison : beaucoup de spécialistes des religions autochtones africaines considèrent aujourd’hui qu’il est postérieur à l’introduction du christianisme en Afrique centrale, et qu’il aurait été élaboré au contact des missionnaires d’Occident au XIXèmesiècle.
Ici aussi, c’est bien sur la jeune fille que repose la faute morale d’avoir provoqué l’éloignement de Dieu et du Ciel, mais cette intervention est une révolution. Avant que Dieu ne parte, les hommes étaient comme des enfants : incapables de régler eux-mêmes leurs problèmes, Dieu écoutait chaque soir leurs palabres ; ils ne se nourrissaient que de bouts du Ciel à leur portée ; surtout, empêchés de prendre leur propre stature, ils ne pouvaient se déplacer que courbés. Après le départ de Dieu, les hommes se tiennent droit et marchent, ils travaillent la terre pour se nourrir, ils règlent leurs problèmes de façon autonome et organisent la vie sociale. C’est la naissance de la culture et surtout, de la religion (il n’y avait auparavant nul besoin d’invoquer Dieu puisqu’il vivait avec les hommes.)
[1]La version pygmée du mythe présente l’éloignement de Dieu comme une demande de la jeune fille. Dans la version camerounaise, c’est Dieu/le Ciel qui choisit de s’éloigner pour éviter les coups de pilon.
Bibliographie :
LENOIR Frédéric, Petit traité d’histoire des religions, Plon, 2013
NGARSOULEDE Abel, Enjeux sociologiques et théologiques de la sécularisation, Langham Monographs, 2016
METOGO Eloi Messi, Dieu peut-il mourir en Afrique ?, Karthala, 2013
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