Point culture Côte d’Ivoire – Rencontre avec Didier Bilé
Dans le cadre de la série d’articles visant à mettre à l’honneur la Côte d’Ivoire, nous avons décidé de nous arrêter sur le « zouglou », ce style musical faisant la fierté des ivoiriens depuis une trentaines d’années. Pour comprendre son histoire, son évolution et la place actuelle qu’il occupe dans la société ivoirienne nous avons choisi de nous adresser à Bilé Didier, l’un des fondateurs de ce mouvement. Navigant aujourd’hui entre sa carrière artistique et sa vie de chef d’entreprise, c’est avec une grande gentillesse et beaucoup de chaleur que ce cinquantenaire vivant désormais entre la France et la Côte d’ivoire a accepté de nous répondre.
ESMA : Pouvez-vous vous présenter pour les personnes ne vous connaissant pas ?
Bilé Didier : Je suis un artiste ivoirien qui officie dans le zouglou depuis que nous avons lancé ce mouvement avec des amis il y a une trentaine d’années. J’ai aujourd’hui 6 albums studio à mon actif et de nombreuses collaborations sur des projets musicaux divers. Parallèlement à ma carrière musicale, depuis l’obtention de mon master d’économie dans les années 90, j’ai exercé en Europe plusieurs postes de gestion à la tête de différentes entreprises. Depuis deux ans je suis rentré en Côte d’Ivoire où j’ai ouvert un restaurant et un espace dédié au zouglou.
ESMA : Pouvez-vous nous raconter le déroulement du processus de création du zouglou?
Bilé Didier : Au début des années 1990, la Côte-d’Ivoire traversait une grande crise économique. Ces temps difficiles avaient alors une répercussion négative sur les conditions de vie des étudiants ivoiriens. À titre d’exemple, l’université d’Abidjan accueillait 21000 étudiants alors qu’en réalité elle avait une capacité d’accueil de 7000 étudiants. Cette situation faisait alors naître un certain sentiment de mécontentement. C’est dans ce contexte qu’en 1991 j’intégrais l’université d’Abidjan et le campus du quartier populaire de Yopougon. La vie dans ce campus s’avérait être très rude. Les chambres étaient très insalubres, mais étaient également en suroccupation. Avant d’arriver je faisais déjà de la musique car je pratiquais ce qu’on appelait le woyo qui consiste à réaliser des chants d’ambiance en live sur des percussions traditionnelles pour faire danser pendant les mariages ou encourager les équipes de foot. À cette époque de nombreux jeunes de ma génération s’adonnaient à cette activité. Le Woyo était alors inspiré des rythmes joués dans les villages et avait été apporté en ville par les jeunes citadins. Lien youtube : Kirikou L’Enfant Béni Titre Tu n’ecoutes Jamais Wôyô
En rentrant à l’université je m’aperçois que les jeunes ont l’habitude de réaliser des pas de danse qu’ils appellent « zouglou ». Ce nom est tiré de la langue Baoulé (une ethnie de Côte d’ivoire) et signifie : « ceux qui ont été jetés comme des déchets ». Cette appellation avait été choisie en référence à la façon dont ils se sentaient considérés par l’État. Après plusieurs discussions avec des amis eux aussi étudiants, on s’est dit qu’il ne serait pas mal de rassembler ces différentes cultures que sont le chant woyo et la danse zouglou afin de les utiliser de manière à en faire des éléments qui pourraient nous permettre de placer nos revendications estudiantines. À cet instant, on choisit de remplacer les paroles ayant pour but de faire danser par des textes évoquant les difficultés de la vie étudiante en Côte d’Ivoire. A partir de ce moment, cette même année 1991, nous créons le groupe « les parents du campus » et devenons alors le premier groupe de musique zouglou.
ESMA : Pour vous comment se définit alors le courant musical zouglou ?
Bilé Didier : Déjà la base instrumentale se caractérise par la présence quasi-constante de percussions et de grelots, à cela sont ajoutés la batterie et la basse ainsi que plusieurs instruments classiques que nous connaissons aujourd’hui. Il est cependant très rare pour nous d’utiliser des outils tel que le violon par exemple. Les instrumentales adoptent originellement un rythme plutôt rapide mais cela s’est ralenti dans les morceaux de zouglou qui sortent aujourd’hui. Les mélodies sont très fortement inspirées par les musiques de fanfares jouées en Côte d’Ivoire et par l’Aloukou qui est un style musical joué dans les villages du centre-ouest de la Côte d’Ivoire.
Les textes sont ce qui est le plus important pour moi dans ce qui définit le zouglou. Les couplets et les refrains des chanteurs zouglou abordent les questions de société touchant aux problèmes de la vie quotidienne des gens. Au début, ces textes concernaient de façon quasi-exclusive les problèmes que rencontraient les étudiants. Le zouglou c’était la jeunesse qui chantait son mal-être et ses aspirations à une vie meilleure. Nous utilisions les principales langues parlées en Côte d’Ivoire mais également le français pour que nos paroles soient comprises de tous.
ESMA : D’ailleurs, à ses débuts, comment les étudiants voient-t-ils ce nouveau courant musical ?
Bilé Didier : Les étudiants vont très vite adopter le zouglou. Ils sont heureux d’avoir un style musical qui leur ressemble et qui parlent d’eux. Sur les campus ou à l’université, tout le monde chantait et dansait sur les morceaux de zouglou. C’est ce qui va faire que notre premier disque – sorti en version cassette fin 1991, va rencontrer un succès immédiat. Une anecdote amusante à ce sujet est que les étudiants allaient eux-mêmes vérifier chez les disquaires que les CD vendus ne soient pas piratés. Ils nous apportaient un soutien total .
ESMA : Après votre premier album, comment le zouglou passe d’une musique populaire pour les étudiants de Yopougon à un courant musical adopté par toute la société ?
Bilé Didier : Déjà peu de temps après la sortie de notre premier album, d’autres groupes de zouglou ont commencé à émerger mais ne parlaient plus forcément des problèmes des étudiants. Je pense notamment au groupe Les Escrocs de la Yope qui évoquaient la précarité des quartiers de Yopougon et les petites magouilles auxquelles s’adonnaient les jeunes pour pouvoir s’en sortir. Mais pendant un certain temps, je dirais jusqu’à la fin des années 90’s le zouglou va être essentiellement chanté par des artistes originaires de la commune de Yopougon. En 1995, va arriver un groupe s’appelant Les Salopards et il sera composé de personnes n’étant pas elles-mêmes étudiantes mais ayant choisi de parler des difficultés des étudiants. Bien qu’il soit très populaire et plus ouvert qu’à sa naissance, le zouglou reste pendant longtemps assez proches de ses éléments de compositions d’origine.
ESMA : Quel lien le zouglou va-t-il avoir avec la politique ?
Bilé Didier : Le zouglou ne s’intéresse pas directement à la politique , il parle des questions de sociétés et forcément celles-ci sont inévitablement influencées par la politique. Les artistes de zouglou essaient de garder un maximum d’indépendance vis-à-vis des hommes politique afin de ne pas être restreint dans les sujets qu’ils souhaitent aborder. Les zougloumans ont pour rôle de rappeler aux politiciens leurs engagements et de leur dire ce que les gens ne peuvent pas leur dire directement. Il ne faut surtout pas comparer les artistes de zouglou à des griots parce que les griots chantent pour le politique parce qu’il les financent, c’est ce qui en fait la majeure différence avec les zougloumans.
ESMA : Comment les autres couches de la société n’ayant rien avoir avec le monde étudiants voient-t-ils le zouglou dans les années 1990’s.
Bilé Didier : Le zouglou sera également adopté par l’ensemble de la société ivoirienne. Peu importe la classe sociale, toute personne se sentira concernée par les textes chantés par les artistes de zouglou. L’audience a augmenté à partir du moment où les sujets abordés ont été élargis aux problèmes rencontrés de façon générale au sein de la société ivoirienne.
ESMA : Pour vous, quelles sont les grandes évolutions musicales qu’a connu le zouglou ?
Bilé Didier : Dans les années 2000, comme je le disais tout à l’heure, au niveau musical le zouglou a eu tendance à se ralentir en terme de rythmique. Dans cette décennie vont émerger de nombreux groupe que j’aime beaucoup. Il y a par exemple Espoir 2000 qui va énormément traiter des questions concernant les relations de couple entre hommes et femmes. Yodé et Siro connus pour leur franchise vis-à-vis des politiques ou pour leur capacité à émouvoir le public. Il y a aussi Les Garagistes ou même Magic System qui sont eux aussi apparus durant cette période.
Dans les années 2010, je trouve que malheureusement les pas de danse originaux du zouglou ont disparu et ne sont que très peu exécutés dans les clips et sur scène.
ESMA : Puisque vous en parlez, pouvez-vous nous dire quelle place a le live dans le zouglou ?
Bilé Didier : Le live est essentiel dans le zouglou comme j’ai l’habitude de dire que le play-back est une prison pour le zouglouman. Le zouglou étant un style musical né de l’exercice de l’improvisation, les artistes de zouglou ont besoin du live, de s’imprégner de cette atmosphère pour en tirer de l’inspiration. Le zouglou est très réputé pour son côté spontané.
ESMA : Pour terminer, comment voyez-vous le zouglou d’aujourd’hui ?
Bilé Didier : Je suis content parce que les textes sont restés forts, il y a par exemple des artistes comme Les Leaders ou Révolution dont j’aime le travail. Malheureusement, je trouve que depuis le début des années 2010, les artistes ont peur pour leurs vies et osent moins s’adresser aux politiques, ils préfèrent donc aborder davantage des sujets touchant aux relations sociales.
ESMA : Merci beaucoup à vous de nous avoir transporté au cœur de l’histoire de ce mouvement qu’est le zouglou. Que pouvez-vous ajouter comme mot de la fin ?
Bilé Didier : C’est moi qui vous remercie car ce fut également un plaisir pour moi. A ceux qui viendraient en Côte d’Ivoire et qui souhaiteraient voir ou découvrir du zouglou en live, je vous invite à venir dans mon bar-restaurant « la faculté du zouglou d’Abidjan ».
A ceux qui voudraient s’initier au zouglou voici quelques titres choisis par la rédaction (liens youtube) :
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