Qu’est-ce qu’une société précoloniale dans le cas de l’Égypte ?
Le pays lui-même est une anomalie, remarque Michael Brett dans The New Cambridge History of Islam : une vaste oasis formée dans le désert par la Vallée et le Delta du Nile, une grande rivière tropicale apportant une immense quantité d’eau à un pays qui ne connait pas la pluie. De la première cataracte d’Assouan à la mer, le Nile a en effet rendu possible l’agriculture par irrigation à large échelle, une population agricole nombreuse et un État centralisé. On dit communément de l’Égypte qu’elle est la plus vieille nation sur Terre. Les plus anciennes traces de civilisation datent en effet de 7500 ans avant notre ère, et des ossements humains vieux d’au moins 100 000 ans ont été retrouvés sur le territoire du plus grand pays arabe d’Afrique.
Rares sont les pays du monde dont l’histoire et la préhistoire font autant débat que l’Égypte. Objet d’une véritable guerre intellectuelle parmi les historiens et égyptologues, le passé égyptien déchaîne les passions et fait depuis des décennies –voire des siècles– l’objet de tentatives d’appropriation et d’assimilation venues de toutes les directions : d’abord le Moyen-Orient et plus spécifiquement la Mésopotamie, à laquelle l’Égypte est rattachée ethniquement et culturellement par les premiers égyptologues (dès le XVIIIème siècle avec Constantin-François de Chasseboeuf Volney dans Voyages en Syrie et en Égypte de 1787), l’Afrique noire grâce à l’œuvre révolutionnaire de Cheick Anta Diop, Nations nègres et culture parue en 1955, et même l’Europe, laquelle « s’approprie tout aspect de la culture africaine qu’elle reconnait comme civilisée » note Wyatt MacGaffey dans son article Who owns Egypt? de 1991. Multimillénaire, mère des pyramides et des pharaons dont la civilisation s’est écoulée sur une plus longue durée que celle qui sépare notre temps de celui de Jésus Christ, mère des mathématiques et de la philosophie, de l’aveu des grecs Aristote, Platon ou encore Hérodote, le patrimoine égyptien a en effet de quoi faire des envieux. Le même compte Volney déclarait même : « Quel sujet de méditation de voir la barbarie et l’ignorance actuelle des coptes issues de l’alliance du génie profond des Égyptiens et de l’esprit brillant des Grecs, de penser que cette race noire aujourd’hui notre esclave et l’objet de nos mépris est celle-là même à qui nous devons nos arts, nos sciences et jusqu’à l’usage de la parole. »
Vallée du Nil, photo personnelle de l’auteure
Tout aussi passionnant d’un point de vue historiographique et politique que le débat sur la généalogie de la culture et du peuplement égyptiens soit, cet article n’a pas pour objet de discuter de cette thématique mais bien d’essayer de nous interroger sur l’essence, voire l’existence, d’un moment précolonial dans l’histoire de l’Égypte. L’Égypte a en effet passé la majeure partie de l’ère chrétienne sans être indépendante : conquise par les Perses (Babyloniens) en –525, elle fut ensuite dominée par les Macédoniens avec Alexandre puis la dynastie de son général Ptolémée, puis ce furent les Romains avec Jules César (–50), les Arabes au VIIème siècle, les Turcs (Ottomans) au XVIème siècle, les Français avec Napoléon, et enfin les Anglais à la fin du XIXème siècle. Quand prend réellement fin la pureté culturelle de l’Égypte, celle-là même qui, selon Cheick Anta Diop, fut le berceau des civilisations négro-africaines lorsque des Égyptiens fuirent au sud suite aux différentes invasions sur leur territoire, mais également le berceau scientifique du monde entier ?
S’il s’agit ici de questionner la notion de dépendance à l’extérieur et de colonie, la réflexion ne peut que nous amener à nous interroger également sur l’existence même d’une civilisation qui serait imperméable aux influences extérieures et aux pénétrations de populations. Quel peuple aujourd’hui peut revendiquer n’avoir dans son patrimoine aucune influence étrangère ? Quel peuple peut tracer dans sa généalogie un unique ancêtre dont il descendrait en ligne ininterrompue ? L’histoire de l’humanité est en effet une histoire de migrations, de métissages, mais aussi inexorablement de guerres et de dominations de certains peuples sur d’autres.
D’après le Larousse, une colonie se définit comme un territoire occupé et administré par une nation en dehors de ses frontières, et demeurant attaché à la métropole par des liens politiques et économiques étroits. Si l’on applique strictement la définition, l’Égypte, alors appelée Kemet qui signifie « noir » (comme la peau de ses habitants), est une colonie depuis la conquête des Perses en 525 avant Jésus Christ. La mère des civilisations ne jouera après cette date plus aucun rôle propre sur le plan politique, constamment placée sous domination étrangère et de plus en plus coupée de ses nations sœurs d’Afrique. La mort de la reine Cléopâtre en 30 av. J.-C., elle-même issue de la dynastie grecque des Ptolémée, marque en effet un moment pivot dans l’histoire du pays. Si la société égyptienne s’était depuis longtemps accoutumée des diverses dominations et pénétrations des Libyens, Nubiens, Assyriens, Juifs, Perses et Macédoniens et avait su résister en assimilant à divers degrés ces étrangers, l’intégration dans l’Empire romain d’Octave change la donne. Contrairement aux autres nombreuses provinces romaines, l’Égypte est en effet placée sous la domination [kratēsis] de César (Octave), en faisant sa propriété personnelle administrée par un préfet et dont l’accès était interdit aux sénateurs sauf autorisation expresse. Commandée de l’extérieur, l’Égypte pharaonique n’était plus et ne pouvait plus imposer ses volontés aux dirigeants étrangers.
Peinture murale à Luxor, photo personnelle de l’auteure
Doit-on pour autant considérer qu’il n’y a plus de civilisation proprement égyptienne à partir de ce moment ? Paul Veyne note en effet dans Sexe et pouvoir à Rome que dans l’Égypte romaine, « les riches citadins ne savaient pas eux-mêmes s’ils étaient plutôt égyptiens ou plutôt grecs : leurs noms apparaissent tantôt dans une langue, tantôt dans l’autre. Même chose pour leurs lectures : on voit voisiner dans leurs bibliothèques des textes en copte et d’autres en grec. La fusion est totale. » C’est dire que la culture gréco-romaine pénètre partout. Évidemment, elle s’introduit plus vite dans les villes que dans les campagnes. L’Égypte continuera pourtant pendant longtemps d’initier ces peuples méditerranéens à la civilisation : mathématiques, astronomie, ingénierie. Les mathématiciens antiques les plus célèbres, Thales et Pythagore, ne « découvrirent » leurs fameux théorèmes, encore appris par cœur deux mille ans plus tard par les enfants dans nos collèges, que lors de leurs voyages en Égypte où ils les trouvèrent dans des papyrus.
Les témoins grecs qui continuent de se promener dans l’Égypte ptolémaïque font ainsi part de leur étonnement face à l’une des caractéristiques centrales des peuples négro-africains : la place dévolue aux femmes, une place égale à celle des hommes. Ceux-là s’étonnent de la liberté avec laquelle se promènent et font commerce les femmes dans les marchés de Memphis. L’égyptologue Christiane Desroches Noblecourt décrit ainsi les Égyptiennes : « la mère que l’on respecte avant tout, la femme sujette à une stricte loi morale, mais dotée d’une grande liberté d’expression ; sa capacité juridique entière, son étonnante indépendance financière, l’impact de sa personnalité dans la vie familiale et la gestion des biens communs et de ses biens propres. » Les “touristes“ grecs ont effectivement de quoi être surpris : alors qu’en Grèce, les femmes sont des mineures à vie et valent moins qu’un esclave, les Égyptiennes possèdent des biens, gèrent leur patrimoine, dirigent des entreprises, exercent la médecine, sont scribes dans l’administration, et occupent même des fonctions spirituelles élevées.
Quand donc prend fin la nature profondément égyptienne, dirons-nous kemite, de la société qui occupe la vallée du Nil ? Si ce n’est pas avec la conquête romaine, est-ce lorsque l’Égypte est envahie par les Musulmans ? La conversion à l’islam la fait bien définitivement renoncer à sa spiritualité africaine (le culte des ancêtres morts) qui avait permis d’instituer une structure constitutionnelle fondée sur la reconnaissance de la nature divine de ses dirigeants. Ou bien est-ce le temps, le cours naturel de l’histoire qui ne permet à aucune civilisation de perdurer indéfiniment ? S’il ne nous est pas possible de dessiner une nette séparation entre un moment précolonial, ou du moins indépendant, et une Égypte coloniale puis postcoloniale, il nous est en tout cas permis de réfléchir aux interdépendances, interconnexions, et autres influences qu’il existe entre toutes les sociétés du monde et notamment celles d’Afrique. A l’heure où les appels pour une réelle émancipation du continent basée sur le panafricanisme se font de plus en plus pressants, il est bon de se rappeler de l’unité culturelle et historique des nations africaines.
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