

La Côte d’Ivoire est un pays multi-ethnique et plurilingue. En effet, le pays compte plus de soixante ethnies et environ soixante-dix langues parlées sur son territoire. La population est divisée en quatre groupes ethniques établis selon des critères linguistiques : le groupe mandé et le groupe gour situé au nord du pays, le groupe krou et le groupe akan localisés dans le sud du pays. Malgré l’hétérogénéité culturelle et linguistique présente en Côte d’Ivoire, les langues locales n’ont pas de rôle prépondérant au sein du pays et le français demeure la langue officielle de l’État. La Côte d’Ivoire fait aujourd’hui face à une crise linguistique, elle est partagée entre l’usage de la langue coloniale, l’usage d’une langue vernaculaire applicable à l’ensemble du territoire, ou l’usage d’une langue qui représenterait l’identité culturelle de tous les Ivoiriens. Cette langue devra alors pourvoir à l’unité nationale et à la cohésion sociale : s’agirait-il de l’argot ivoirien communément appelé le nouchi?
I – Les origines de la politique linguistique ivoirienne
L’expansion du français : le mutisme des langues locales
Le français est introduit en Côte d’Ivoire par le fait de la colonisation. L’apprentissage du français se fait à l’école, dans le but de former des ouvriers exploitant les ressources naturelles agricoles de l’entreprise coloniale. Les colons estiment que le français est un instrument permettant aux peuples colonisés d’accéder à la civilisation et au progrès.
On assiste à un mutisme des langues locales, qui sont alors considérées comme des dialectes barbares. En matière d’éducation et d’administration, le linguiste et anthropologue Pierre Alexandre dépeint la politique linguistique française comme telle : « Une seule langue est enseignée dans les écoles, admise dans les tribunaux, utilisée dans l’administration : le français (…) Toutes les autres langues ne sont que folklore, tutu panpan, obscurantisme, biniou et bourrée ; et ferments de désintégration de la République. ». La Côte d’Ivoire se voit interdire l’usage de toute autre langue que le français, dans l’enseignement privé comme public, ainsi que dans toutes les institutions administratives.
L’ancien administrateur colonial français Maurice Delafosse affirme que : « Le français enseigné aux Noirs était un français adapté, plus facile à comprendre et à enseigner : les indigènes ont beau parler notre langue, nous avons toujours beaucoup de mal à nous faire comprendre et à les comprendre, et comme il n’est pas naturel, puisque nous nous estimons supérieurs à eux, que ce soit eux qui se mettent dans notre peau, c’est à nous de nous mettre dans la leur […] il faut évidemment n’employer que les formes les plus simples des mots, mais surtout, il faut n’employer que les mots que les Noirs peuvent comprendre. » Il parle ainsi de l’introduction du « français petit nègre » au sein des colonies française, idiome inventé par l’administration française. Il s’agit d’un français exagérément simplifié, destiné à amoindrir et à assigner le peuple colonisé à l’infériorité.
Suite à une circulaire du 5 janvier 1939, à l’initiative du ministre des Colonies, l’usage des langues locales est autorisé à titre complémentaire, pour l’enseignement pratique et pour l’éducation professionnelle ou ménagère. Certains manuels de cours sont alors rédigés dans des langues locales telles que le baoulé, le dioula ou encore l’attié. Cette expérience prend fin rapidement, car les autorités coloniales refusent que les langues locales prennent le dessus et rendent incontournable l’imposition définitive du français.
La Côte d’Ivoire post-coloniale : l’usage du français en vue de la consolidation de l’unité nationale et du développement économique
La Côte d’Ivoire accède à l’indépendance le 7 août 1960. Les nouveaux dirigeants perpétuent la politique linguistique favorable à la langue française introduite par les autorités coloniales. L’ancien président de la République de Côte d’Ivoire Félix Houphouët-Boigny, décide de conserver le statut de langue nationale attribué au français dans le but de « fondre les groupes ethniques en une seule nation. »
La Constitution ivoirienne de 1960 impose le français en tant que langue officielle de l’État ivoirien, et ce, au sein même de son premier article. Les langues locales ne font quant à elle, l’objet d’aucun article de ce texte, d’aucune préoccupation. Le français est considéré comme un facteur d’unité linguistique et national au sein d’un paysage multi-ethnique et plurilingue.
L’ancien ministre de la Culture en Côte d’Ivoire, Jules Hié Néa rappelle que : « La Côte d’Ivoire a choisi un développement ouvert sur le monde extérieur : la nécessité d’utiliser une langue internationale s’impose par de telles considérations. Le français est non seulement la langue de l’économie, de l’administration, mais aussi de la plupart de nos écrivains.» Il décrit ici la volonté d’ouvrir le pays au monde. Jusqu’ici, la politique linguistique ivoirienne a consisté à assurer la primauté du français, dans le but de favoriser l’unité nationale du pays ainsi que son développement économique.
II – L’état actuel du paysage linguistique ivoirien : entre promotion des langues locales et adoption d’une langue véhiculaire ivoirienne
La volonté de promouvoir les langues vernaculaires : sauvegarde d’un patrimoine culturel
Une langue vernaculaire est une langue à diffusion locale ou régionale, qui n’est parlée que par une communauté et non par l’ensemble du pays. Le français est certes le premier mode de communication en Côte d’Ivoire mais, il n’en demeure pas moins que le rôle identitaire et culturel des langues vernaculaires reste primordial et irremplaçable. En effet, elles sont encore parlées en famille, au village et dans le commerce. Le dioula occupe par exemple une place importante au sein des modes de commutation établis en Côte d’Ivoire, il s’agit de la langue la plus utilisée dans le commerce, elle est alors souvent comprise et parlée.
Dès le début des années 1970, est apparue une volonté de promouvoir les langues locales. En 1974, le directeur de l’institut de linguistique appliquée œuvre pour la promotion des quatre langues principales des quatre grands groupes ethniques. Trois ans plus tard, une loi prévoyant une réforme introductive des langues locales dans l’enseignement en Côte d’Ivoire est votée. Malheureusement, ce projet fut un échec. En 2001, l’État engage le projet d’école intégré de première alphabétisation dans dix langues nationales. Elles sont alors enseignées dans dix écoles pilotes du cycle primaire situées en zones rurales.
En parallèle, les Constitutions adoptées en 2000 puis en 2016 maintiennent le statut du français en tant que langue officielle. Cependant, ces Constitutions prescrivent la promotion et le développement des langues nationales, sans pour autant leur accorder un statut juridique.
L’adoption d’une langue véhiculaire : le nouchi, véritable marqueur identitaire du peuple ivoirien
Aujourd’hui, la Côte d’Ivoire a la volonté de s’unir dans la diversité. Le choix d’une nouvelle politique linguistique fait cependant l’objet de controverses. Certains désirent conserver l’usage du français tandis que d’autres, souhaitent imposer l’usage d’une langue locale sur l’ensemble du territoire. Mais quid de l’argot ivoirien?
L’argot ivoirien, communément appelé le « nouchi » se développe dans les années 1980. Il est composé de français et d’emprunts aux langues locales ivoiriennes. Il occupe actuellement une place centrale au sein des techniques de communication du pays, véritable marqueur identitaire, il promeut l’unité nationale. Le nouchi est populaire dans tous les milieux, on peut l’entendre dans la rue, dans le milieu artistique, lors de campagnes publicitaires, et même dans les journaux. Il s’érige en un signe de reconnaissance et d’identification du groupe. L’argot ivoirien rayonne au-delà des frontières du pays et influence d’autres langues. En effet, en France, quatre mots de nouchi ont été intégrés au sein du petit Larousse illustré : enjailler, brouteurs, go et boucantier. Les français, ainsi que de nombreux étrangers, se rendent à l’institut français situé en Côte d’Ivoire, afin de prendre des cours de nouchi.
En conclusion, la colonisation et la mondialisation ont engendré de nombreuses dérives linguistiques en Afrique. Aujourd’hui, la conservation du patrimoine culturel ivoirien doit se faire par l’apprentissage et la compréhension des langues locales ou encore par l’usage de l’argot local, langue dépourvue d’appartenance ethnique, parlée par l’ensemble de la population. Quelques moyens nous ont également offerts, afin d’apprendre nos langues africaines. Certaines applications permettent d’apprendre le bassa (bassa 2.0), le swahili (learn Swahili), le lingala (mukazili) et même le Wolof (linguarena). Enfin, certains médias tels que BBC proposent des informations en pidgin, l’argot nigérien.
Bibliographie
Côte D’Ivoire: Deux Nouveaux Mots Nouchi Font Leur Entrée Dans Le Dictionnaire Français, 1er juillet 2022, , Matin libre
Jérémie Kouadio N’Guessan, Le français en Côte d’Ivoire : de l’imposition à l’appropriation décomplexée d’une langue exogène, 17 janvier 2011, Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde.
LECLERC, Jacques, « La Côte d’Ivoire » dans L’aménagement linguistique dans le monde,
L’essor de l’argot abidjanais « Nouchi » : une langue de plus en plus utilisée en Côte d’Ivoire, 21 mars 2023, France 24
Béatrice Akissi Boutin, Jérémie Kouadio N’Guessan, Citoyenneté et politique linguistique en Côte d’Ivoire, 2013, Revue française de linguistique appliquée

LEBOUATH Lorianne, Etudiante à l’Institut d’études judiciaires de CY Cergy Paris Université
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