On estime aujourd’hui à 110 millions le nombre de personnes parlant le swahili dans le monde : en Tanzanie, au Kenya ou encore en Somalie et au Mozambique. Première langue parlée sur le continent africain, elle est utilisée dans de nombreux domaines, comme le commerce. L’histoire de son émergence en Afrique de l’Est, notamment influencée par des dialectes locaux, en fait une langue riche, portant les traces de toutes les cultures qu’elle a pu croiser sur son passage. Toutefois, aujourd’hui, l’expansion de la langue sur le continent a pu pousser certains à penser un projet de langue commune au continent entier, pour faciliter la diplomatie, mais aussi les échanges commerciaux. Le swahili peut alors potentiellement servir un projet politique, celui du panafricanisme : une idéologie qui fait la promotion d’une solidarité forte entre les peuples africains pour renforcer l’indépendance du continent dans un contexte décolonial. « Le swahili doit devenir la langue unifiée de l’Afrique. Mais pour ce faire, nous avons besoin de la participation de tous les Africains. » C’est ce que déclarait déjà Julius Nyerere en 1967, lors de son discours prononcé à l’occasion de la Journée de l’Union Africaine. Bien plus tard encore, ce projet est en discussion, entre volonté d’unifier l’Afrique, et celle de préserver la richesse de sa diversité culturelle.

I – Quel contexte historique d’émergence ?
Il a souvent été question de désigner le swahili au singulier, alors qu’il serait plus juste de parler “des langues swahilies”. On désigne sous ce nom un ensemble de langues dites “bantoues”. Il est difficile de situer dans l’histoire le moment de son apparition. Sa forme toute première nommée le “proto-swahili” , découlerait de certaines traditions orales. Comme beaucoup d’autres langues africaines, diverses traditions orales ont laissé place à la formation d’un dialecte. Les historiens supposent sa naissance dans la ville de Ngozi ou encore peut-être dans la ville de Shungwaya : ces deux villes sont situées toutes les deux entre la Somalie et le Kenya, le long des côtes. Les toutes premières populations bantoues utilisant le swahili comme moyen de communication ont peu à peu établi des contacts commerciaux avec les arabes et les perses, qui ont eux mêmes diffusé la langue à l’intérieur des côtes, débutant son périple dans une grande partie de l’Afrique.
II – Le swahili : l’exemple concret de l’usage d’une langue véhiculaire
Le but principal d’une langue est de pouvoir permettre à ceux qui la parlent de pouvoir échanger, c’est un moyen de communication majeur, qui donne une unicité aux individus qui la partagent. Dans ce contexte, le swahili a rapidement joué un rôle central dans la communication et les échanges commerciaux en Afrique de l’Est. Au moyen-âge déjà, les commerçants d’origines arabes et persanes tenaient à pouvoir communiquer avec les populations locales de toute la côte. C’est pour cette raison que le swahili entre dans la catégorie des “langues véhiculaires”. Ce sont ces langues qui permettent à des individus ayant des langues maternelles différentes de pouvoir tout de même se comprendre et échanger. Les commerçants pouvaient grâce au swahili réaliser des transactions plus facilement et agrandir leur points de ventes, toucher de plus en plus les diverses populations locales. L’historien Jan Knappert explique les raisons de l’importance du swahili, et souligne que la région dans laquelle la langue est née se trouve à la croisée de plusieurs routes commerciales de l’océan indien. Mais son utilisation ne s’est pas limitée aux seuls aspects marchands, car le swahili est une langue utilisée dans la littérature mais aussi comme langue de travail dans les administrations locales. On peut citer par exemple le protectorat allemand que sous le protectorat allemand au Rwanda vers le fin du 19ème siècle, le swahili est adopté comme langue officielle de l’administration coloniale. Concernant la littérature cette fois, le swahili a été utilisé pour rédiger des œuvres depuis plusieurs siècles. Ces œuvres ont été transmises de génération en génération, écrites et publiées dans la langue.
III – Une langue institutionnelle : Le Swahili devient la langue officielle de travail de l’Union Africaine
Le constat est flagrant: le swahili est une langue centrale et influente en l’Afrique de l’est et plus globalement sur le continent entier. Une fois ce constat réalisé, une institution majeure va participer à donner une importance encore plus grande à la langue : L’Union Africaine. C’est dans les années 2000, et plus précisément en 2004, que le président Tanzanien Benjamin Mkapa, s’exprime durant le sommet de l’Union Africaine pour prôner les avantages du swahili et penche en faveur de son utilisation par l’institution.
A ce moment, la langue est largement utilisée sur le continent, notamment dans le domaine du commerce, mais c’est aussi une langue simple et facile à apprendre en raison de sa construction grammaticale relativement simple. La langue est basée sur un socle commun, une phonologie commune à un grand nombre de dialectes du continent. Partant de ces observations, il est justifié d’avancer que faire du swahili la langue officielle de l’Union Africaine ne pouvait être qu’un avantage, pour permettre à l’institution de gagner en plus-value et faciliter ses prétentions diplomatiques. Plus récemment c’est le politicien Philip Mpango qui reconnaît les nombreux avantages du Swahili, et souligne qu’elle est la meilleure option pour faciliter l’organisation de l’institution, ce qui a finalement été retenu en 2022.
Depuis, l’Union Africaine ne cesse de multiplier divers programmes pour faire la promotion de la langue comme des initiations à la langue pour les fonctionnaires, ou des partenariats avec des établissements scolaires en Tanzanie. Tout en facilitant les activités de l’Union africaine, il est aussi question de promouvoir les pays dont la langue officielle est le swahili, comme la Tanzanie. Il peut se cacher derrière cette entreprise la volonté d’augmenter le soft power du pays.
IV – Des initiatives variées tendant vers l’institutionnalisation du swahili comme langue panafricaine
Avec le temps de plus en plus d’initiatives sont créées pour faire du Swahili une langue commune, favoriser son expansion et sa popularité au-delà de l’afrique de l’est.
Les médias peuvent avoir un grand rôle dans cette entreprise. Certains programmes de télévision et de radio transmettent leurs contenus en swahili, comme par exemple BBC swahili qui diffuse ses contenus dans toute l’afrique de l’est depuis 1957. Bien au-delà du projet du panafricanisme, on peut y voir notamment les traces de ce que l’on appelle la diplomatie publique, qui aujourd’hui, vise à faire la promotion d’un pays auprès de populations étrangères. Dans ce cadre là, produire des programmes dans sa langue dans de nombreuses régions facilite la communication avec les habitants d’autres mais permet de renforcer son influence et son hégémonie.
Au-delà des médias, nombreuses sont les institutions créées dans le seul but de promouvoir le Swahili. L’une des plus connues d’entre elles est le conseil national du Swahili, appelé BAKITA. Créé en 1983, c’est une institution académique responsable de normaliser le swahili. De nombreux dirigeants africains ont également manifesté leur volonté. C’est en 2021 que la présidente tanzanienne Samia Suluhu Hassan déclarait “Je suis persuadée que le swahili doit devenir la langue de l’Union africaine. Nous devons avoir une langue commune pour pouvoir mieux nous comprendre et nous rapprocher en tant que peuples africains”. Bien avant elle, d’autres ont partagé cette idée en entreprenant des actions afin de favoriser l’expansion de l’usage du Swahili. Au Rwanda, Paul Kagame a tenu à enseigner le swahili dans toutes les écoles du pays, et en 2016 le président du Kenya Uhuru Kenyatta appelle directement à faire du Swahili une langue panafricaine lors de la journée africaine de la langue maternelle, démontrant une envie forte des pays de l’afrique de l’est d’unifier le continent entier.

Par Shekinyashi, Photo d’un professeur enseignant le Kiswahili en Tanzanie
V – Les défis de la promotion du swahili en tant que langue panafricaine
L’Afrique est l’un des continents avec la plus grande diversité linguistique du monde. Au sein de chaque pays, la langue reste un aspect sujet à des tensions. Même si partout il a été question de réfléchir à l’adoption d’une langue nationale par exemple, il existe sur le continent près de 2000 langues parlées. Ce constat est le fruit d’une histoire propre à l’Afrique : celle de la colonisation, des migrations, des échanges commerciaux… Si cette richesse est importante, car témoin de la diversité de nos cultures, l’enjeu de l’unité et de la coopération à l’échelle continentale reste majeur. Le projet d’une langue commune en lui-même est confronté à des difficultés comme une concurrence accrue avec d’autres langues telle que le français ou l’anglais. Ces dernières sont les vestiges de la colonisation, et restent encore fortement utilisées en Afrique. Le choix du swahili comme langue de l’unité est compromis par l’expansion et la valorisation de la francophonie entre autres. Le swahili est un choix qui, contrairement à d’autres langues, s’engage dans une promotion de l’identité africaine, et symbolise une forme de fierté.
Mais une autre difficulté de taille semble se profiler : les différentes différences régionales qui ne tendent pas à s’effacer. Le swahili comporte plusieurs variantes selon les régions : le swahili tanzanien, le swahili comorien aussi dénommé shikomori ou encore le swahili kényan. Même si ces dialectes sont intelligibles entre eux, car appartenant au même groupe, il n’en reste pas moins que les des différences subsistent posant la question de la standardisation, et de l’unification en une seule et même langue unique, à imposer aux populations locales, qui ont pourtant déjà intégrés les normes de leur langue maternelle.
Le swahili se présente donc comme une langue particulièrement importante en Afrique de l’Est mais son rayonnement sur le continent entier est à relever. Si elle se présente comme un appuie à la réalisation d’un projet panafricain, il reste tout de même primordial de réfléchir à équilibrer unicité et différence. Au final, comment l’Afrique peut-elle trouver un moyen de communication commun aux peuples, tout en prenant en compte les spécificités propres à chaque région?
BIBLIOGRAPHIE :
BBC News Afrique, La tentative du swahili de devenir une langue pour toute l’Afrique, 20 février 2022
Kamtchueng Kouokam, Le swahili: Une langue panafricaine, Ligue Panafricaine
Kondo, UA: Le Swahili enfin la langue officielle de travail de l’Union Africaine, 19 février 2022
Mwangi Iribe et Makanji Nicholus, Nouvelles initiatives de l’UA et de l’UNESCO en faveur de l’utilisation du Kiswahili, Afrique Renouveau, 6 avril 2022
Paredes Noberto, Le swahili : la langue qui est passée du statut de “dialecte obscur” à celui de langue africaine la plus parlée au monde, BBC News, 31 mai 2022
Étudiante en Master 1 de Communication politique à Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Rédactrice en chef
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