Les langues à « clics » ou consonnes non pulmonaires

Afin d’imager son rêve de voir une Afrique du Sud réconciliée en elle-même par la cohabitation des peuples qu’elle abrite dans toute leur diversité, Desmond Tutu l’a surnommé la  “nation arc-en-ciel”. L’Afrique du Sud regorge de langues et de couleurs mais aussi d’alphabets phonétiques.

La phonétique désigne l’étude des sons de la parole. En phonétique, un clic est une consonne non pulmonaire, un son produit avec la langue ou les lèvres, sans l’aide des poumons. 

Les langues à clics sont rares à l’échelle mondiale, on ne les retrouve aujourd’hui que dans certaines langues du sud et de l’est de l’Afrique et notamment en Afrique du Sud, en Tanzanie, au Botswana et en Namibie. Historiquement la langue cérémonielle damin, une langue utilisée par les hommes initiés de deux peuples aborigènes d’Australie, les Kunhanaamendaa et les Yangkaal. 

Que l’on les retrouve au grand écran dans l’univers fictif du Wakanda, ou dans la célèbre chanson interprétée par Miriam Makeba appelée The Click Song, les clics font tout à fait l’originalité de quelques langues d’Afrique australe qui sont encore largement parlées et contribuent aussi à la diversité riche des langues africaines.

I – L’articulation des clics

Le fait que les poumons n’interviennent pas permet de les émettre à un rythme différent de celui de la respiration. Produire des clics ne produit pas d’essoufflement, contrairement aux rythmes phonatoires. 

On distingue principalement cinq types de clics, selon leur mode d’articulation : bilabial, dental, rétroflexe, palato-alvéolaire et alvéolo-latéral. Certaines langues ont cependant plus de clics.

L’articulation antérieure du clic bilabial est représenté dans l’alphabet phonétique international par [ʘ]. Il se distingue par le fait que son point d’articulation peut être oral ou nasal. Il se caractérise par la libération de l’air par les deux lèvres.

Les clics dentaux [ǀ] sont courants dans les langues telles que le zoulou et le xhosa.

Les clics rétroflexes ou post-alvéolaires doivent leur appellation au fait que la libération de l’air se fait par la langue ou derrière la crête alvéolaire. Ils se reconnaissent assez facilement car ils sont produits par un claquement de langue. On le retrouve non seulement dans les langues sud-africaines mais aussi dans la langue tanzanienne, le hadza.

Le clic palato-alvéolaire [ǂ] est produit par un son proche d’une occlusive, à travers la libération de l’air par la lame de la langue derrière la crête alvéolaire.

Le clic alvéolo-latéral [ǁ] est produit soit par la pointe ou soit par la lame de la langue contre la crête alvéolaire, donnant un son proche d’une affriquée, une consonne simultanément palatale et labiale.

Un clic peut être soit vélaire (partie antérieure de la langue contre le palais mou) sourd, voisé, ou nasal, soit uvulaire (dos de la langue contre ou près de la luette) sourd, voisé ou nasal. 

La plupart des langues à clics combinent différents types de clics. Le xhosa / ǁʰosa/ comprend trois clics de base : dental, latéral et pré-palatal (respectivement c, x et q dans l’alphabet xhosa). 

La chanson Qongqothwane interprétée par Miriam Makeba (The Click Song) illustre la beauté et la richesse de cette langue. On estime que 15% des vocabulaires xhosa et zulu comprennent des clics.

The Click Song

La famille kx’a regroupe le !Kung et le ǂʼAmkoe. Les types de clics utilisés ont évolué parallèlement à l’enrichissement du vocabulaire. Ainsi, les clics bilabiaux ancestraux ont été remplacés par des clics dentaux. La famille kx’a a été identifiée par les travaux de Honken et Heine en 2010. Tout comme l’écrasante majorité des langues à clics, les langues qu’elle comprend sont parlées en Afrique australe, et plus précisément en Angola, en Namibie et au Botswana. 

La famille Tuu comprend le taa et le !kwi, des langues parlées en Afrique du Sud et au Botswana. Les langues de la famille tuu sont parlées en Afrique du Sud et au Botswana. 

La branche !kwi est moribonde et elle ne serait aujourd’hui pratiquée que par moins d’une douzaine de personnes âgées. Un des dialectes de la branche taa compte près de 4200 locuteurs. Un grand nombre de langues tuu ont disparu sans trace écrite telles que le Kakia (auparavant parlée dans la ville de Khakhea au Botswana).

Enfin, la famille khoï comprend des langues parlées en Namibie et dans le désert du Kalahari dont les branches principales sont le le nama et le tshu-khwe. En 2013, on comptait 200.000 locuteurs de nama en Namibie contre 2.000 en Afrique du Sud et 200 au Botswana. Beaucoup de langues tshu-khwe ont peu à peu perdu l’usage de clics. Le khwe comptait 8000 locuteurs en 2011.

II – La classification des langues à clics

Source : KhoisanLanguagesModernDistribution  Wikicommons.com

La classification des langues à clic est sujette à controverse. Entre 1949 et 1954, le linguiste américain Joseph Greenberg, auteur du livre Languages of Africa, proposait de regrouper toutes les langues au sein de la famille “khoïsan” mais cette classification est réfutée aujourd’hui par des spécialistes qui contestent l’existence d’une origine commune. Greenberg préconisait de distinguer les groupes khoï, tuu et kx’a. La classification de Greenberg a d’ailleurs été révisée en 1963 afin d’extraire deux langues d’Afrique de l’Est dont le hadza, aujourd’hui considérées comme des isolats. Bien que l’identification d’une famille khoïsan présente l’avantage de la commodité de pouvoir désigner ainsi toutes les langues autochtones africaines dotées de clics, ainsi distinguée des trois superfamilles à savoir les langues afro-asiatiques, les langues nilo-sahariennes et les langues nigéro-congolaises, elle est pour beaucoup globalisante à tort. Aujourd’hui les trois groupes identifiés par Greenberg sont considérés comme des familles linguistiques distinctes et non comme appartenant à la même famille.

III – L’histoire des peuples et des langues

« Qui peut prétendre suffisamment connaître un peuple sans connaître sa langue ? » Minabe Diarra

Les interactions entre les peuples se traduisent nécessairement par une interaction et une influence mutuelle de leurs langues. Les rapports de force, le passage de dominé à dominant, suivent souvent l’apogée et le déclin de tout peuple.

Les langues à clics étant principalement localisées dans la même zone géographique, elles partagent du vocabulaire. Ainsi, en tuu et en khoï, les mots signifiant “poitrine” ou “menton” sont similaires, le tuu ayant emprunté au khoï respectivement les mots “*gǁuu” et “*ǃann” pour en faire “gǁúu” et “gǃann”. 

Les langues tuu et ǂʼAmkoe sont les seules au monde à utiliser le clic bilabial comme un phonème. 

Tout comme l’histoire de tout peuple, l’histoire des clics est l’histoire de domination, d’expansion et d’exil. L’histoire des Namas est particulièrement parlante à cet égard.

Tout part des ancêtres des San et des Khoïkhoï. Les peuples San, des chasseurs-cueilleurs sédentaires localisés au Botswana, en Namibie et en Afrique du Sud (auparavant appelés « Bochimans », ou « bushmen », par les néerlandais). Les peuples khoïkhoï (auparavant, les « hottentots » selon les hollandais) sont des nomades éleveurs de bovins.

Au milieu du Ier millénaire, les bantous venant du Nord colonisent les régions subtropicales, en sortent les premières langues à clics bantous : le zoulou, xhosa et le swazi. Certains auteurs rejettent le recours au narratif d’une relation purement conflictuelle entre les bantous et les peuples khoisan, en soulignant les mariages inter-groupes et leur proximité culturelle. Ils suggèrent plutôt que l’adoption des clics par les langues bantous ne s’explique pas uniquement par l’invasion, qui expliquerait la présence de clics dans les mots bantous hérités mais pas la substitution de consonnes existantes dans les langues bantoues par des consonnes à clics. Il est suggéré que cette substitution s’expliquerait par le phénomène culturel de hlonipha d’évitement de mots tabous (par exemple, les noms des beaux-parents) pour les locuteurs du Nguni, une langue bantoue, qui les aurait conduit à éviter stratégiquement de prononcer toutes les syllabes.

Ils notent que l’emprunt des langues khoïsan vers le xhosa était sélectif, largement limité aux consonnes non pulmonaires, à l’exclusion des consonnes finales et des voyelles nasales.

L’hostilité entre les deux peuples n’aurait été prédominante qu’à partir du 19e siècle, avec le pillage du bétail des Nguni. En outre, ils expliquent que rien n’explique pourquoi les bantous, en tant qu’invahisseurs des zones subtropicales, auraient adopté la phonétique des khoikhoi (ou namas), le rapport de force étant en leur faveur.

Le phénomène des clics est essentiellement africain. Elles ont une longue histoire et bien que beaucoup d’ombre demeure sur leur raison d’être, elles ne peuvent qu’embellir et enrichir les cultures d’Afrique australe. Malgré les différents événements qui ont marqué les peuples qui les parlent, ces langues ont survécu et continuent de survivre malgré l’évolution intentionnelle ou accidentelle vers l’homogénéisation des langues. Certaines langues ont disparu avec leurs locuteurs, faute de transmission, mais certains efforts sont mobilisés aujourd’hui pour sauver les langues moribondes. 

La langue nluu menacée 

Elles sont néanmoins un objet de fierté pour le continent.


Bibliographie

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  1. Hagège, Claude. “Le Matériau Sonore : Systèmes Phonologiques ; Expressivité.” Essay. In La Structure Des Langues, Que sais-je ?ed., 15–29. Presses Universitaires de France, 2020. 
  1. Herbert, Robert K. “The Sociohistory of Clicks in Southern Bantu.” Anthropological Linguistics 32, no. 3/4 (1990): 295–315. http://www.jstor.org/stable/30028161.
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  1. “Classement Des Langues Khoïsan Par Nombre De Locuteurs.” Atlasocio.com. consulté le 13 avril 2023. https://atlasocio.com/classements/langues/familles/classement-langues-khoisan-par-nombre-locuteurs-total-monde.php
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  2. “Clic (Phonétique).” Wikipedia. Wikimedia Foundation. 29 mars 2022. https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Clic_(phon%C3%A9tique). Consulté le 13 avril 2023.

Ana Azoma – Etudiante en M2 Droit des affaires, concurrence et distribution à Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – Membre active du pôle rédaction

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