KIBERA

Dilemme entre un tourisme qui dérange et une volonté de sortir de la misère

« Malgré la malédiction qui semble l’accabler, ce bidonville était en effet une cathédrale de joie, de vitalité, d’espérance […] » issue de La cité de la joie par Dominique Lapierre. Reporter et romancier français, il écrira cet ouvrage en 1985, reversant la moitié de ces droits d’auteur à la lutte contre la misère en Inde.

Cette description du bidonville de Calcutta permet de faire émerger un visage très différent de celui qui nous vient à l’esprit lorsque l’on pense à l’idée de bidonville. Ce fantasme d’une vie heureuse au coeur des bidonvilles est très présent et particulièrement relégué dans la littérature et les films comme Slumdog Millionaire où un jeune indien raconte sa vie dans les bidonvilles de Mumbai. Par ailleurs, les habitats précaires sont devenus un enjeu crucial de l’urbanisation et des migrations et c’est pourquoi de plus en plus de chercheurs s’y intéressent comme le montre Un monde de bidonvilles – Migrations et urbanisme informel de Julien Damon.

Poussé à son paroxysme ce concept a donné naissance à un hôtel dans la ville de Bloemfontein en Afrique du Sud où un bidonville a été créé de toute pièce dans le but d’accueillir de riches touristes en quête de “l’aventure d’une vie” selon l’hôtelier. En effet, pour un certain prix : lampes à pétrole, tambours en métal, toilettes extérieures mais aussi, eau courante, chauffage au sol, connexion wifi, en outre un service cinq étoiles, permettant toujours, selon le maître de maison de “recréer les joies de la vie de taudis sans les nuisances du crime, de la maladie et de l’insalubrité. Cette expérience reste néanmoins virtuelle, évitant à ces touristes de faire face à la réalité dans laquelle près d’un milliard d’humains sont plongés selon l’observatoire des inégalités.

Shanty Town      Hôtel dans la ville de Bloemfontein en Afrique du Sud

Les bidonvilles sont définis par Géoconfluence comme un « ensemble d’habitations précaires, dans des secteurs non viabilisés, généralement faites de matériaux de récupération et dont les habitants ne possèdent pas de titre de propriété ». Ces lieux sont devenus une nouvelle attraction pour les touristes créant le concept de “slum tourism”. Penihah Wanjiku Chege, maître de conférence à l’Institut du tourisme et de l’accueil, y voit “des tours dans des taudis pour des raisons comme la recherche, l’aventure, la photographie …”

Devons nous seulement voir les bidonvilles comme des espaces de misères et de pauvreté temporaires ou, comme des lieux avec un fort potentiel de développement et d’initiatives populaires où le tourisme trouve une place particulière ?

Après avoir étudié les bidonvilles et plus particulièrement celui de Kibera, nous analyserons les divers points de vue qu’il peut y avoir sur cette tendance.Tout d’abord nous définirons précisément la notion de bidonville avant d’établir les caractéristiques de celui présent dans la capitale kenyane : Nairobi.   

         Nous avons défini plus haut la notion de bidonville, Géoconfluence ajoute que ce terme est, dans le vocabulaire français, à l’origine, né de l’exode rural marocain. Ces logements précaires sont souvent caractérisés par du surpeuplement, un accès insuffisant à l’eau potable, un manque cruel d’hygiène, et de l’insécurité. Dans La planète bidonville : involution urbaine et prolétariat informel, Mike Davis* évoque le fait que “la première apparition d’une définition du terme “slum” date de 1812 dans Vocabulary of the Flash Language de Vaux” où un “slum” correspondait à des activités criminelles. Petit à petit, ce terme s’est élargi aux lieux où “vivaient les pauvres”. Les Nations Unies posent une définition fondée sur cinq critères. Selon cette définition, est considéré comme un bidonville un lieu urbain n’offrant pas toutes les aménités jugées indispensables : un logement assurant protection contre les conditions climatiques extrêmes, une surface de vie suffisante, l’accès à l’eau potable et aux services sanitaires, la stabilité et la sécurité d’occupation. À ces critères s’en ajoutent deux supplémentaires : le caractère abordable du logement et l’accès aux autres services de base. Ces conditions de vie violent de nombreux articles de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948. Cependant depuis plusieurs années, ces habitats se multiplient, s’intégrant ainsi au phénomène d’urbanisation, scindant en deux les opinions. D’une part, certains “considèrent qu’ils doivent être éradiqué” tandis que d’autres y voient “un laboratoire de la ville durable” comme le souligne Julien Damon, conduisant les autorités des pays concernés à tenter (à défaut de les faire disparaître) de les réglementer et de les moderniser : leur fournissant un meilleur réseau d’assainissement, des routes, des infrastructures en aspirant à résorber quelques uns des challenges sociaux économiques majeurs de ces habitats. Cependant, il apparaît de plus en plus clair que ces logements précaires ne sont pas près de disparaître. Les Nations Unies ont précisé que d’ici 2050, trois milliards d’hommes, de femmes et d’enfants y résideront, devenant ainsi une alternative « acceptable » dans laquelle une ville est recréée dans la ville. En effet, aujourd’hui il est presque devenu banal de vivre dans un bidonville. Cette image d’habitats précaires au coeur même de la capitale ne choque plus, on conçoit désormais volontiers que ces bidonvilles fassent parties intégrantes de l’espace urbain.

       En illustration de l’argumentation développée ci-dessus, Kibera, est aujourd’hui le plus grand bidonville d’Afrique de l’est. Situé au sud-ouest de la capitale kenyane Nairobi, il s’étend sur plus de quatre kilomètres carré. Il n’existe aujourd’hui aucun chiffre exact sur le nombre d’habitants, mais ce dernier se rapproche d’un million comme l’indique Le Monde*. C’est au début du XXème siècle que le bidonville trouve ses racines. Parcelles de forêt offertes par le régiment colonial britannique présent sur le territoire pour remercier les nubiens qui se sont battus à ses côtés pendant la première guerre mondiale, Kibera ou “jungle” en Nubien était alors né. Aujourd’hui, il semble s’être pérennisé, devenant même un lieu de vie enviable pour ces prix en dessous de ceux du marché de l’immobilier. Néanmoins, être locataire à Kibera n’est pas une partie de plaisir. Relayées par la BBC Afrique, des expulsions ont été ordonnées sans contrepartie financière ni relogement pour cause d’une construction de route dans le but de désengorger la ville. Le gouvernement, relève Ferdinand Omonidi, journaliste basé au Kenya pour la BBC Afrique, a déclaré que si “vous n’êtes pas propriétaire vous n’obtiendrez pas de compensation”. Les conditions de vie décrites généralement dans les bidonvilles se retrouvent clairement à Kibera ; peu d’eau courante, un réseau d’assainissement peu entretenu, de l’électricité seulement disponible dans certains quartiers et une espérance de vie estimée à 35 ans contrairement à la moyenne nationale de 54 ans relève Florence Beaugé pour Le Monde.

Kibera_slum_Nairobi_Kenya_02 Bidonville de Kibera 

      Malgré ce dessin, une forme de tourisme s’est développée. Le commissaire de l’Union Africaine, Amani Abou-Zeid explique que le tourisme représente 8% du produit intérieur brut du continent africain, et emploie 6,5% de la main d’oeuvre totale. Depuis plus d’une décennie, des voyageurs, nationaux ou internationaux prennent part aux tours organisés pour visiter le bidonville. Où peuvent se trouver les origines de cette nouvelle forme de tourisme au plus proche d’une réalité quotidienne loin d’être celle dans laquelle ces touristes ont l’habitude de vivre.

         D’une part, certaines personnes considèrent que le tourisme des bidonvilles ou “slum tourism” trouve ses origines dans des raisons politiques. Fabien Frenzel, chercheur sur les mobilités, l’organisation et la politique et notamment sur le tourisme, nous explique que ce tourisme est réellement né après l’organisation du Forum Social Mondial dans la capitale kenyane, c’est donc dans des contextes sociaux culturels spécifiques que ce tourisme naît. Ce forum s’est tenu en 2007 et comme à chaque organisation de tels évènements internationaux, 20 000 à 30 000 personnes ont afflué. Les organisateurs de ce Forum plaident en la faveur d’une nouvelle forme de mondialisation, favorisant des projets alternatifs et s’inscrivant dans une opposition au Forum économique mondial de Davos. Dans ce cadre-là, des visites de Kibera aux différents délégués ont été organisées. C’est pourquoi ce Forum est un des plus controversés de son histoire.

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Bidonville de Kibera

 

Les bidonvilles sont donc devenus des lieux d’interventions et d’intérêts globaux pour les touristes politiques internationaux. Dès lors, se voit poser la question de la justification de ces interventions. Dans la plupart des cas, ces touristes accompagnent leurs visites d’un discours éthique basé sur l’idée qu’ils soutiennent la volonté d’éradiquer la pauvreté. Or, évoquer cela les renvoie directement à leurs propres privilèges. En effet, ces individus sont généralement loin de vivre ce que les résidents de bidonvilles vivent et les différences de revenus et de pouvoirs qui les séparent rendent certains  illégitimes à critiquer la situation sociale dans laquelle sont plongés ces lieux. Dans un article d’Osman Mohamed Osman dans Al Jazira Englsih – Doha, chaîne d’information internationale*, et relayé par le Courrier international dans un article intitulé “à Nairobi, un tourisme qui dérange” une danoise résidant à Nairobi, explique qu’elle a déjà visité plus d’une trentaine de fois le bidonville, se justifiant par le fait que “Nous finançons des projets locaux comme les foyers pour enfants et les groupes de femmes, précise Lotte Rasmussen, alors je ne vois pas en quoi ces visites posent un problème d’un point de vue éthique.”.

         D’autre part, il apparaît que de plus en plus de touristes veulent, loin des paysages paradisiaques visiter des lieux au plus proches de la réalité. Ces touristes, souvent solitaires sont à la recherche d’authenticité et de découverte de cet “autre” dont la vie est complètement différente de la leur. La littérature et les films tels que “La cité de la joie”, “Slumdog Millionaire” … ont éveillé une curiosité et un certain imaginaire séduisant les voyageurs. Ces individus veulent, voir “le monde tel qu’il est […] quels que soient les risques” nous explique Rémy Knafou, géographe, professeur émérite à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne français et spécialiste des questions sur le tourisme*. De ce fait, toujours selon R. Knafou, “il n’y a plus guère de lieux qui résistent à la mise en tourisme du monde”. C’est ce principe qui pousse les touristes à s’éloigner des plages, des paysages et des attractions culturelles Kenyane pour se recentrer sur de nouvelles activités touristiques.

         Ce tourisme, loin d’être anodin, est dans une certaine mesure légitimé par l’apport monétaire qu’il permet pour les habitants de bidonvilles néanmoins il est fortement rejeté car considéré comme malsain et dégradant par une partie de la population.

         Pour les promoteurs de cette nouvelle forme de tourisme, il représente un tremplin pour le développement de ces villes dans la ville. En effet, le tourisme, comme le souligne Peninah Wanjiku Chege, permet, à bien des égards, de, premièrement accélérer le développement de certaines aires locales et deuxièmement d’améliorer le développement social. Face aux challenges sociaux et économiques dans lesquels les bidonvilles sont plongés, de telles solutions ne peuvent être écartées.

Le “slum tourism” a donc un fort potentiel et pourrait à terme participer à la réduction de la pauvreté. C’est pourquoi, le gouvernement a mis au point le “Tourist trust fund” correspondant à des subventions individuelles ou collectives dans le but de promouvoir le tourisme et de réduire la pauvreté. De plus, il existe de plus en plus d’agences touristiques axées sur l’organisation de tours à Kibera. L’une d’entre elles, “Kibera tours” considèrent que leur “mission est de promouvoir Kibera en tant que ville espoir”. Les dirigeants de cette agence précisent par ailleurs qu’en participant à de tels tours vous soutiendrez les habitants de Kibera. La tournée fournit des emplois locaux et les bénéfices seront directement utilisés pour des projets visant à améliorer les conditions de vie des habitants de Kibera. Ainsi, le “slum tourism” apparaît comme une réponse au chômage local très important. L’article de Osman Mohamed Osman* met en évidence que pour 30$ les touristes ont accès à une visite de 3 heures dans le bidonville, guidés par des résidents. Osman Mohamed Osman, journaliste indépendant a interviewé Ouma, un jeune guide qui touche 4 dollars par visite. Il déclare “C’est un petit boulot qui m’apporte un peu d’argent en plus pour survivre, commente-t-il. J’ai réinvesti une partie de mes gains pour démarrer une petite entreprise de vente d’œufs durs.”

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“Slum tourism”

Par ailleurs, l’enquête réalisée par Peninah Wanjiku Chege, en 2012 montre que sur 472 personnes (échantillons choisis pour une cible d’environ 800 000 résidents de Kibera), 88% sont favorables à cette forme de tourisme contre 8,4 qui y sont inconditionnellement opposés. Cette même enquête montre que les activités les plus fréquentes de ces touristes sont d’observer les activités des habitants et de faire des donations, et que les attractions favorisées sont de prendre des photos et de s’intéresser aux problèmes des habitants.

         Cependant, ce tourisme dérange. Perçu comme du voyeurisme par beaucoup, il ne cesse d’être contesté. En effet, de nombreux problèmes éthiques se posent dès lors que nous parlons de tourisme dans les bidonvilles. Les habitants, combattants chaque instant pour leur survie se voit prendre en photo par des touristes qui n’en feront, pour la plupart, qu’un album photo. Cela renvoi au fait que le sort des autres, la pauvreté, devient un spectacle. Dans un article de The New-York Times datant de 2010 intitulé “Slumdog tourism” et rédigé par Kennedy Odede, entrepreneur reconnu internationalement et cofondateur de “Shining hope for communities” qui est une organisation à but non lucratif qui vise à lutter contre la pauvreté urbaine et l’inégalité des sexes dans les bidonvilles de Nairobi, ajoute : “ils repartent avec des photos, nous y perdons un peu de notre dignité”. Un grand nombre d’habitants de ces bidonvilles se voit, dans le regard des voyageurs comme une attraction, un amusement, peu différent, en outre, des nombreux safaris présents sur le continent.

Dans son article, Osman Mohamed Osman recueille quelques témoignages d’habitants qui, comme Musa Hussein (un résident de Kibera) s’opposent à ce tourisme “Kibera n’est pas un parc national et nous ne sommes pas des bêtes sauvages, lance cet homme de 67 ans, qui est né et a grandi ici. La seule raison pour laquelle ces visites existent, c’est parce qu’elles rapportent de l’argent à quelques-uns.”. Une femme ajoute “C’était bizarre. J’avais pris l’habitude de voir des familles européennes ou américaines venir à Mombasa pour profiter de notre océan et de nos plages”, raconte Awino. Mais “voir ces mêmes touristes visiter ce quartier poussiéreux pour voir comment nous arrivions à survivre, c’était choquant”. Ces hommes et ces femmes ont le sentiment de n’être que des animaux en cage que des touristes internationaux viennent voir pour un certain prix. Où est dès lors la dignité de la personne pourtant si fortement reconnue dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ?

         Ainsi, cette nouvelle forme de tourisme ne peut laisser indifférent, que nous y voyons une solution comme une autre pour sortir de la misère ou une activité inacceptable. Largement relayée internationalement, cette question provoque souvent de l’animosité à l’encontre des ces touristes comme le montre la révolte de nombreux journalistes ou associatifs.

Sources 

Marie
Rédactrice : Marie Desplains, Etudiante en Droit et Philopsophie, Membre active ESMA
  • Cairn Info, La planète bidonville : involution urbaine et prolétariat informel, Mike Davis
  • Un mode de bidonville; Migrations et urbanisme informel, Julien Damon, 2017
  • Le Monde, Kibera : la plaie de Nairobi, Florence Beaugé, 31/03/2011
  • Géoconfluence, Touristes dans les bidonvilles : après la télé-réalité, le tourisme-réalité, Rémy Knafou, 04/02/2011
  • Agence d’information d’Afrique centrale, Afrique : industrie du tourisme emploie 21 millions de personnes, Josiane Mambou Loukoula, 03/07/18
  • World habitat, La vie dans le plus grand bidonville d’Afrique, David Ireland, 12/06/17
  • Beyond othering the political root of slum tourism, Frenzel, 2012
  • Benefits of slum tourism in Kibera, Peninah Wanjiku Chege, 08/2012
  • WordPress, tourisme des bidonvilles
  • Courrier International, Les visites de bidonvilles ont le vent en poupe. Le dirigeant associatif kenyan Kennedy Odede, originaire d’un quartier défavorisé de Nairobi, pointe les méfaits de ce tourisme bien intentionné, Kennedy Obebe
Courrier International, Al Jazira English – Doha, À Nairobi, un tourisme des bidonvilles qui dérange, Osman Mohamed Osman

 

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