
La sonnette d’alarme concernant l’extinction progressive des langues africaines n’a pas encore été tirée, bien que l’UNESCO affirme que plus de la moitié des 7 000 langues parlées dans le monde sont en danger de disparition, dont la plupart se trouvent en Afrique. Si la culture ne se réduit pas à la langue, on ne peut réfuter le fait que la langue est au cœur de chaque culture. La disparition d’une quelconque langue est une perte irrémédiable pour la richesse culturelle et linguistique du continent africain, puisque des conséquences négatives apparaissent sur l’identité culturelle, la transmission de connaissances traditionnelles et la diversité linguistique. La menace sur la disparition des langues trouve son origine au travers de plusieurs facteurs : l’urbanisation, la mondialisation, la migration, la guerre et l’utilisation de langues dominantes. L’historien Yves Person s’intéresse à la question de la disparition progressive des langues africaines et de leur remplacement par des langues européennes. La colonisation a favorisé l’extension de langues telles que l’anglais, l’allemand, le portugais, l’espagnol et le français en Afrique. L’auteur met en évidence de multiples causes qui contribuent à la persistance de cette situation malgré les mouvements d’indépendances : l’enseignement exclusif des langues européennes dans les systèmes éducatifs, la pression sociale pour parler ces langues, l’abandon des pratiques culturelles et linguistiques traditionnelles, et le manque de soutien gouvernemental pour les langues africaines. Pour clôturer le journal, ESMA tentera de t’apporter une réponse plus claire sur ce phénomène.
I – Les défis autour du maintien des langues
Plus de 2 000 groupes linguistiques se départagent sur le continent. Les langues africaines sont étroitement liées à leur culture et à leur histoire. Une illustration pertinente est le cas de la langue Bambara, qui est imbriquée à l’histoire de l’Empire du Mali. Langue parlée au Mali, comme au Burkina Faso ou en Côte d’Ivoire, elle est étroitement liée aux pratiques religieuses et culturelles de la région, à l’instar de la musique et des cérémonies rituelles. Un autre exemple est la langue Wolof, principalement parlée au Sénégal, et attachée à la tradition orale dans la culture sénégalaise. Elle valorise la transmission des connaissances et de la sagesse de génération en génération ( ndlr : pour en savoir plus https://esmaparis1.com/2023/05/02/5171/). La disparition de ces langues signifie perdre une partie de leur patrimoine culturel et de leur identité. Ce n’est pas la seule conséquence, puisque nous pouvons retrouver une série de répercussions, telle que la marginalisation des communautés parlant des langues minoritaires. En cas de non-reconnaissance de la langue par les pairs, les individus partageant une langue commune risquent de se sentir discriminés et exclus en l’absence de valorisation. À l’inverse, il existe des exemples où des peuples ont sciemment renoncé à l’usage de leur langue et ont vu leur identité nationale disparaître ou sérieusement s’affaiblir. C’est le cas d’une langue couchitique d’Afrique de l’Est, l’Aasax, parlée autrefois en Tanzanie. Cette langue est considérée comme éteinte car il ne reste plus aucun locuteur natif. Un autre exemple notable est le Nubi, une langue créole de la région du Nil, parlée en Égypte et au Soudan. La langue est en danger d’extinction car elle est de moins en moins utilisée par les locuteurs nubiens, qui se tournent de plus en plus vers l’arabe.Cela s’explique en grande partie par le contexte socio-économique. Jusqu’au début des années soixante-dix, les Nubiens ont repoussé l’usage de la langue arabe, ce qui est assez remarquable puisqu’ils se situent dans un environnement géographique où l’arabe était dominant depuis des siècles. En 1964, la population nubienne a connu un important déplacement, le contexte social fut alors bouleversé et l’arabe devient la langue dominante, aussi bien à l’école que dans les marchés, c’est-à-dire, dans toutes les situations d’interaction quotidienne. L’arabe prend rapidement la place de la seconde langue de l’ensemble de la population nubienne. Notons que l’érosion progressive de la langue nubienne pourrait mener à terme à une déperdition linguistique totale, affaiblissement provoqué par le bilinguisme dominant arabe. Le Nubien reste tout de même très vivant dans le domaine de la musique et de la poésie orale.
II – Les mesures entreprises par les autorités officielles
Pour lutter contre cette potentielle menace, certains pays ont décidé d’accorder une reconnaissance officielle à certaines langues. L’exemple de l’Afrique du Sud est frappant. Après la fin de l’Apartheid, le gouvernement sud-africain fait le choix de reconnaître dans sa Constitution onze langues officielles : Sepedi, Sesotho, Setswana, Swati, Tshivenda, Xitsonga, Afrikaans, Anglais, Ndebele, Xhosa et Zulu. La Constitution précise que toutes les langues officielles doivent jouir d’un prestige égal et être traitées sur un même pied d’égalité. Pour assurer la pérennité de la mesure, un Commissariat des langues, indépendant du gouvernement, a été mis en place, avec pour mission de promouvoir les langues officielles aussi bien que les langues non-officielles du pays.
Le Nigeria est un autre pays marqué par un fort multilinguisme. Environ 521 langues, dont 514 langues autochtones et sept langues étrangères, sont parlées au sein du territoire À travers la mise en place de politiques linguistiques, le Nigéria tente de promouvoir les langues autochtones nigérianes. Dès le bas âge, les enfants font l’apprentissage non seulement des langues étrangères (l’anglais et le français) mais aussi des langues indigènes. Il est attendu de chacun l’apprentissage d’une des trois langues : le Hausa, l’Igbo ou le Yoruba. Les enfants appartenant à une classe sociale plus élevée ne connaissent pas tous la même progression, en raison de l’analphabétisme en langue maternelle. Ils ne communiquent donc pas tous en langue maternelle. De ce fait, de nombreuses langues indigènes nigérianes courent le risque d’extinction face à la désuétude des langues maternelles.
III – Un phénomène nuançable à plusieurs échelles
La disparition des langues n’est pas totale, ni uniforme sur tout le continent. Si certaines langues sont en déclin, d’autres se développent et de nouvelles se créent, reflétant l’évolution de la société africaine. Le Sheng est une langue urbaine créée dans les années quatre-vingt-dix. C’est un argot basé principalement sur le swahili et l’anglais, originaire de Nairobi au Kenya et influencé par les nombreuses langues locales qui y sont parlées. Le Sheng s’est répandu à travers toutes les classes sociales. Pas une grande institution kényane ne fait abstraction de la langue, comme le quotidien The Nairobian, qui publie chaque semaine une colonne exclusivement rédigée en Sheng. La mondialisation et l’essor des technologies de l’information ont ouvert de nouvelles opportunités pour la diffusion et la valorisation des langues africaines. Certains jeunes Africains se mobilisent pour promouvoir et défendre leur langue d’origine, en créant des associations, des blogs et des événements culturels. L’initiative de Momen Talosh, un Nubien vivant en Égypte, est notable. Il a créé l’application Nubi App, destinée à enseigner les langues nubiennes et à fournir des informations sur la Nubie en général.
La diversité linguistique est une richesse pour l’humanité et la protection des langues minoritaires est un enjeu de justice linguistique et de respect des droits culturels. Les langues ne sont pas seulement des moyens de communication, mais aussi des marqueurs d’identité et de dignité. La perte d’une langue signifie souvent la perte de connaissances, de traditions, de valeurs et de savoir-faire spécifiques, ainsi que la marginalisation des communautés qui la parlent. La disparition des langues est alors un défi pour le développement durable en Afrique.
Bibliographie
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- NGLASSO-MWATHA, Musanji (dir.). Le français et les langues partenaires : convivialité et compétitivité. Nouvelle édition [en ligne]. Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, 2014 (généré le 09 avril 2023). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pub/41952>.
- SÉNAMIN AMEDEGNATO, Ozouf. Les langues africaines, clés du développement des États sub-sahariens In : Le français et les langues partenaires : convivialité et compétitivité [en ligne]. Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, 2014 (généré le 09 avril 2023). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pub/42207>.
- RELIRE YVES PERSON. Mort des langues africaines ?, dans : L’État-nation face à la libération des peuples africains, Textes réunis par BECKER Charles, Textes réunis par COLIN Roland, Textes réunis par DARONIAN Liliane, Textes réunis par PERROT Claude-Hélène et al. Paris, Éditions Présence Africaine, « Hors collection », 2015, p. 243-248. Disponible sur Internet : https://www.cairn.info/relire-yves-person–9782708708877-page-243.htm
- LE MONDE. Le sheng, l’argot qui a conquis Nairobi. Mis en ligne le 29 mai 2016. Disponible sur Internethttps://www.lemonde.fr/m-perso/article/2016/06/03/le-sheng-l-argot-qui-a-conquis-nairobi_4933353_4497916.html
- CAPO CHICHI, Sandro. Nofi Média. Cet homme a créé Nubi App, une application destinée à préserver les langues et cultures nubienne. Mis en ligne le 21 juillet 2017. Disponible sur Internet : https://www.nofi.media/2017/07/nubi-app-momen-talosh/41354
Samah
Étudiante en L3 Science politique à Paris 1 Panthéon-Sorbonne & Responsable du pôle rédaction
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